Le Liban est aujourd’hui confronté à de nombreux défis économiques, alors qu’une nouvelle ingénierie financière entreprise par la Banque du Liban a suscité des réactions partagées. Mise au point avec Elie Yachouï, économiste et ancien doyen à la NDU.
Quelle est votre évaluation des résultats de la conférence CEDRE, organisée à Paris le 6 avril?
Nous avons observé deux résultats jusqu’à présent. Premièrement, des individus qui, en achetant un appartement au Liban, ont désormais le droit d’acquérir en même temps une résidence permanente dans ce pays. Conséquence: une obtention plus facile du passeport et donc de la nationalité libanaise. Deuxièmement, le décret de naturalisation.
Cinquante représentants de différents pays donateurs et d’institutions financières internationales ont décidé d’accorder au Liban 11 milliards de dollars. Le pays est tombé, depuis, sous l’emprise des nations. Comment peut-on entreprendre une telle démarche lorsque le débiteur n’est pas méritant? Un crédit se mérite de par la situation financière du débiteur. La situation financière du Liban se résume par un actif qui ne dépasse pas les 50 milliards de dollars (ce que le Liban possède en tant que secteur public) et un passif (ce que le Liban doit) d’à peu près 120 milliards de dollars. La différence permet de mesurer la richesse du secteur public. Lorsque la différence est négative, le pays est déficitaire et, par conséquent, non méritant d’un quelconque crédit. Les créanciers connaissent la situation du Liban. Lorsque, malgré tout, ils acceptent de lui accorder un crédit, ils ne peuvent qu’être mal intentionnés. La conférence CEDRE est une conférence suspecte. Jusqu’à maintenant, ce qui en est sorti (résidence permanente et décret de naturalisation), indique clairement que l’intention était mauvaise.
Selon vous, qu’est-ce qui se cache derrière le décret de naturalisation?
En naturalisant, entre autres, les Syriens au Liban, l’Arabie saoudite espère augmenter le nombre de sunnites dans notre pays, pour lutter contre les chiites. Les Israéliens ont pour objectif d’encombrer le pays et de provoquer autant que possible des complications sociales. Pour ce qui est des Européens, ils ont toujours été à la merci des sionistes. Lorsque Khomeiny est arrivé en Iran, il est venu directement de Paris. Une guerre chiite-sunnite était planifiée depuis 1979. Les chiites ont toujours été marginalisés sans Etat et sans aucun pouvoir politique. C’est pour cette raison que l’Iran est apparu en force. Le but est de provoquer un conflit entre l’Arabie et l’Iran. Derrière tout ce processus, se cachent les Israéliens, qui veulent se débarrasser de tous les Etats du «Tawk» (les Etats qui les encerclent): la Jordanie, l’Irak, la Syrie, le Liban, la Palestine. Israël veut à tout prix les disloquer, les démembrer, les détruire. Dans cinquante ans, avec un régime fort et autoritaire, ces nations pourraient avoir une économie et une armée fortes et leur population doublerait. Israël y voit un danger pour sa pérennité et son existence. Il cherche à les affaiblir en les empêchant de progresser et de jouir d’une paix sociale, politique ou militaire. Ce fut le cas du Liban entre 1975 et 1990. En Syrie et en Irak, Israël joue l’affaiblissement militaire. En Jordanie, il joue la carte de la crise économique.
Quelle autre tournure aurait pu prendre la conférence CEDRE?
Si l’intention avait été plus louable, l’aide aurait pu nous parvenir en nature et non en capitaux. Je présume cela à la lumière des conférences qui ont précédé et des milliards de dollars qui nous étaient parvenus des autres conférences et qui ont été dilapidés. Les dossiers de nos projets d’infrastructure sont en suspens et ne font que pomper les deniers publics. Les donateurs auraient pu prendre à leur charge la clôture des dossiers les plus épineux et les plus importants, comme l’électricité et les déchets. Ils auraient, par conséquent, exécuté ces projets et présenté des factures dont le montant aurait pu atteindre les 11 milliards de dollars.
Quelles sont les réformes nécessaires pour l’application des résultats de CEDRE?
A qui le demander? A quel gouvernement? Aux mêmes personnes qui, dans le passé, n’ont pas su réaliser la moindre réforme? A ceux qui sont hostiles aux réformes depuis plus de 25 ans? A ceux qui ont été la cause de toutes ces dettes et qui ont dilapidé les deniers publics? A ceux qui se sont constitués des fortunes colossales au détriment du Trésor et du bien-être collectif et du progrès de la nation?
Ceux qui ont conçu une loi électorale qui a permis leur réélection. C’est un cauchemar que d’en parler et de vouloir en parler.
En parlant de dettes, la BDL a effectué, récemment, une nouvelle ingénierie financière. Comment l’expliquez-vous?
Je dirai plutôt que la BDL a adopté une troisième acrobatie financière, depuis 2016. Cette année-là, la banque centrale a demandé aux banques de souscrire pour 13 milliards de dollars à des eurobonds, sur lesquels les intérêts étaient assez généreux. D’autre part, elle a remboursé tous les bons du trésor en livre libanaise, détenus par les banques et qui n’étaient pas encore arrivés à maturité. Elle a donc offert à ces banques 5,5 milliards de profit net en une opération, parce qu’elle voulait augmenter ses réserves de dollars. Résultat? Elle a créé une forte demande sur le dollar et une forte offre pour la livre. Si l’on évoluait sous un système de régime de change flottant, la livre libanaise aurait été dépréciée énormément. Mais comme c’est un régime de change fixe, le taux de change est resté fixe. Il s’agit d’un exemple pur de falsification de ce taux. Deuxième acrobatie de la banque centrale: au lieu de porter des bons du trésor en livre libanaise, elle en porte la contrepartie en eurobond. Ce qui fait qu’elle augmente la dette du pays en dollars pour augmenter ses réserves en dollars. La troisième acrobatie a consisté à échanger les eurobonds en dollars et en certificats de dépôts, sachant que 30% seulement des dépôts sont en livre libanaise.
L’ingénierie de la BDL n’améliorera donc pas la souveraineté du Liban?
Elle ne fera que l’altérer.
Le Liban est-il au bord de la faillite, comme l’a dit le président de la République?
J’aimerais moi-même poser une question au président de la République. Que faites-vous, Monsieur le président, pour éviter la faillite du Liban? Quelles sont vos intentions de réforme afin de l’éviter?
Natasha Metni Torbey