Magazine Le Mensuel

Nº 3091 du vendredi 6 juillet 2018

à la Une L'Histoire revisitée

Hagop Pakradounian. Il n’y aura pas de guerre régionale

Hagop Pakradounian refuse de donner des leçons de patriotisme mais aussi d’en recevoir. Sa loyauté et celle de sa communauté envers le Liban n’est plus à prouver, dit-il. Portrait d’un militant de base devenu chef de parti.

Il y a une leçon à retenir de l’exceptionnel parcours de Hagop Pakradounian, c’est qu’au Liban, pays des fonctions politiques transmises de père en fils et des statuts sociaux hérités de génération en génération, il est possible d’arriver en partant de rien, ou presque. Lorsqu’il débarque au Liban, en 1921, à l’âge de huit ans, fuyant le génocide perpétré par les Ottomans, son père, qui se prénomme aussi Hagop, n’imaginait pas que son fils deviendrait, des décennies plus tard, le secrétaire général du Tachnag, et l’un des représentants de la communauté arménienne au Parlement. Une grande partie des membres de la famille, originaire de Diyarbakir, dont le grand-père paternel du député, ont péri dans les massacres et les déportations. Les rares rescapés s’installent dans le quartier populaire de Zeitouné et le jeune Hagop devient cireur de chaussures sur les quais du port de Beyrouth. Un jour, excédé par les railleries et les propos racistes à l’encontre des Arméniens proférés par un indélicat, le garçon se débarrasse de sa boîte à cirage. Il se rend chez un homme de la famille Baz, qui lui apprend à réparer les lampes à kérosène (les fameux Lux), et après avoir économisé cinq livres en or, il ouvre, à Gemmayzé, un magasin dédié à son nouveau métier. Il a 19 ans à peine.
«A l’origine, notre nom de famille était Pakradouni, se souvient le député. Mais mon père a inscrit en grande lettre ‘Hagop Pakradounian’ sur sa devanture, pour bien montrer qu’un Arménien peut, tout aussi bien qu’un autre, travailler et entreprendre». Très pieux, le père fréquente les églises du quartier, propose son aide aux prêtres et aux curés, sans distinction de rites. C’est dans ce milieu croyant et pratiquant qu’il rencontre sa future épouse, avec qui il partage, entre autres, une foi solide. Et lorsque le métier de réparateur de lampe à kérosène devient de moins en moins rentable, il se met à vendre du matériel électrique et des objets liturgiques de la messe.

Harmonie communautaire
Entretemps, la famille s’installe, en 1936, dans un appartement place Riad el-Solh, dans un quartier modeste, appelé la rue des cafés ou, encore, la région des manifestations. C’est là où Hagop fils, qui voit le jour en 1956, grandit. C’est là, surtout, où se forge la personnalité de l’homme qu’il deviendra. «Tous les matins, dès mon plus jeune âge, je ressentais la même fascination devant la statue de Riad el-Solh, raconte le député du Metn, un brin nostalgique. J’ai ensuite appris que cet illustre personnage a joué un rôle important dans l’histoire contemporaine du Liban. Nous vivions, chrétiens et musulmans, en harmonie dans ce lieu. Le confessionnalisme n’existait pas, ou si peu. Nous ne savions pas qui était sunnite, chiite, maronite ou autre, sauf lorsque son nom l’indiquait. Les gens se respectaient. Cette époque m’a beaucoup marqué et je reste très attaché à la région qui m’a vu grandir.»
La bouillonnante vie politique libanaise des années 50 et 60 s’exprimait dans toutes ses dimensions place Riad el-Solh. Il arrivait au jeune Hagop, encore écolier, de se faufiler parmi les manifestants défilant pour soutenir la cause palestinienne, où pour revendiquer un acquis social. «Un jour, j’ai reçu un coup de crosse à l’épaule. Malgré la forte douleur ressentie, je n’avais pas osé en parler à ma mère», se souvient-il.
C’est dans ce Liban convivial, tourné vers les causes arabes et celles des peuples assoiffés de liberté et d’indépendance que Hagop Pakradounian voit défiler les années de son enfance. A l’âge de 13 ans, il intègre l’organisation de la jeunesse du Tachnag et lorsqu’il est admis à l’Université américaine de Beyrouth (AUB), en 1975, il devient membre de l’association estudiantine Zavarian, relevant du parti arménien. Cinq ans plus tard, il décroche un diplôme de Sciences politiques et devient, à 23 ans, directeur de l’école secondaire Khanamérian, près du Grand sérail, l’établissement où il a passé ses années de scolarité. «90% des enseignants étaient mes professeurs. J’ai dirigé cette école pendant 20 ans, avant d’être chargé de l’école Sofia Hagopian, à Bourj Hammoud», dit-il.

Ascension au Tachnag
Entretemps, Hagop Pakradounian gravit les échelons dans les instances dirigeantes du plus grand parti arménien. Après avoir dirigé l’association Zavarian, il est élu, en 1986, au bureau politique puis au comité central. Il sera membre de la rédaction du journal Aztag et responsable de la communication du Tachnag jusqu’en 2000, date à laquelle il est candidat malheureux aux élections législatives à Beyrouth. En 2005, il est élu député du Metn et sera réélu en 2009 et 2018. Depuis 2015, il est secrétaire général du parti au Liban.
Cette ascension de la base au sommet, Hagop Pakradounian ne la doit pas uniquement à ses qualités de militant discipliné et dévoué à sa communauté et à son parti. Le fait d’avoir partagé avec les autres Libanais leurs soucis et leurs traditions, d’avoir vécu des moments intenses de leur vie politique et sociale et de bien connaître la langue arabe, ont constitué autant d’atouts qui l’ont sans doute aidé à mieux tracer son chemin. D’ailleurs, de par ses propos et ses actes, le député apporte un franc démenti à l’image accolée aux Arméniens par d’autres Libanais, l’image d’une communauté ghettoïsée, réticente à s’intégrer au tissu national, arc-boutée sur son identité et sa langue. «Le fait d’être attachés à nos traditions ne fait pas de nous des citoyens moins libanais que d’autres, se défend Hagop Pakradounian. Nous sommes venus au Liban en tant que réfugiés pendant la Première guerre mondiale, à l’époque où le Liban n’existait pas dans ses frontières actuelles. Lorsque le Grand Liban a été proclamé, tous ceux qui habitaient cette terre sont devenus Libanais. J’ai toujours dit que mon père, Pierre Gemayel et Camille Chamoun, ont été «naturalisés» le même jour».
De toute façon, si la majorité des Arméniens sont arrivés après le génocide, la présence de cette communauté au Liban remonte loin dans l’histoire. Les Arméniens-catholiques sont là depuis le XVIIIème siècle et d’autres ont habité cette terre dès le Moyen-âge et bien avant. «Nous pouvons revenir au règne du roi Tigran, qui a occupé le Levant avant le Christ, où à l’époque des Croisades, lorsque beaucoup d’Arméniens sont venus au Liban, notamment au nord, et y sont restés, explique le secrétaire général du Tachnag. A Zghorta et à Bécharré, nous trouvons de nombreuses familles qui ont des origines arméniennes, comme les Bayeh, Bayan, Jokhadar, Najjar, Khlat, Kharrat, Rizkallah, et même une des branches des Frangié».
Hagop Pakradounian affirme avoir souffert d’une «discrimination politique» et non pas «relationnelle», car «personne ne peut faire de la surenchère à mon identité libanaise». «Notre loyauté va au Liban, qui est notre patrie et notre terre», martèle-t-il.

Neutralité engagée
Cette loyauté envers le Liban, le Tachnag affirme l’avoir traduite par des actes. «Nous sommes le seul parti libanais à avoir interdit à ses membres d’émigrer pendant la guerre, explique le député. Nous avons pris la décision, lors d’un congrès mondial du Tachnag, que tout partisan ayant quitté le Liban pendant les événements ne pouvait pas être admis au sein d’une branche du parti dans un autre pays, déclare Hagop Pakradounian. C’est aussi au nom de la loyauté pour ce pays que nous avons refusé de participer à la guerre, aux destructions, aux kidnappings et aux vols».
Pourtant, cette attitude, louable de prime abord, a été parfois mal interprétée et leur a valu les foudres d’autres Libanais. Bachir Gemayel n’a-t-il pas essayé, au prix de combats meurtriers, de ramener les Arméniens dans le rang au nom de «l’unification du fusil»? Hagop Pakradounian se souvient de cet épisode tragique: «Au début de la guerre, nous avons convenu avec les autres partis arméniens d’adopter une neutralité positive. Nous avons très vite compris que la guerre n’apportera pas de solution aux problèmes et provoquera de terribles destructions au niveau humain, des institutions et de l’économie, et encouragera les interventions étrangères. Melkon Ebléghatian, qui était le chef du bloc des députés arméniens de 1972 à 1992, disait qu’il ne s’agissait pas d’un conflit civil mais de la guerre des autres au Liban. Les Kataëb et les Forces libanaises ont investi nos permanences, estimant que nous devrions être de leur côté. Lors de la bataille de Bourj Hammoud (qui a fait 16 morts dans les rangs du Tachnag, ndlr), la communauté arménienne dans le monde s’est mobilisée et les affrontements ont cessé. Cheikh Bachir a réalisé son erreur et par la suite nous sommes devenus amis. Les organisations palestiniennes et le Mouvement national nous adressaient les mêmes reproches. Ils estimaient qu’en tant que peuple ayant perdu sa terre, nous devrions nous battre à leurs côtés pour la Palestine. Certes, nous soutenons la cause palestinienne mais cela ne voulait pas dire que nous aurions dû participer aux combats internes».
C’est lorsqu’un peuple perd sa terre qu’il réalise combien la patrie est précieuse. Les Arméniens l’ont compris très tôt et, à défaut de pouvoir rapprocher les belligérants, ils se sont tenus à l’écart du conflit. Mais ils n’ont eu de cesse d’appeler au dialogue, comme lors des mois qui ont précédé les incidents du 7 mai 2008. «Nous avons tiré la sonnette d’alarme et prévenu que nous nous dirigeons vers une discorde, affirme le député du Metn. Nous avons rappelé qu’en fin de compte, les Libanais devront s’asseoir à la table du dialogue. Alors pourquoi ne pas le faire dès le départ et éviter que les étrangers nous poussent à dialoguer et à conclure des accords qui ne reflètent pas forcément nos convictions?».
Pour Hagop Pakradounian, neutralité et attachement au dialogue ne signifient pas désengagement ou éloignement des questions politiques internes, même celles qui divisent les Libanais. C’est ainsi que le député du Metn exprime sans ambages son soutien «à la Résistance, qu’elle soit le fait du Hezbollah ou de tout autre parti». «Résister à l’occupant pour libérer la terre est pour nous un principe fondamental, dit-il. Avant même que le Hezbollah ne soit fondé et qu’il devienne un parti puissant et influent, nous soutenions la résistance anti-israélienne. C’est sur ces principes que j’ai été élevé. Des Arméniens ont combattu dans les rangs des organisations palestiniennes au nom de cet idéal. Il y a des Arméniens en Palestine et à Jérusalem qui luttent contre l’occupation israélienne, car c’est leur terre».
Le secrétaire général du Tachnag affirme que cette position est parfois mal comprise par des camarades de la branche du parti aux Etats-Unis, où le Hezbollah est inscrit sur la liste des organisations terroristes. «Nous sommes un parti décentralisé sur le plan politique et chaque branche prend les décisions qui servent au mieux ses intérêts nationaux», explique-t-il.  
M. Pakradounian ne cache pas non plus que le parti entretient de bons rapports avec les dirigeants de Syrie et d’Iran, où la communauté arménienne est bien implantée. Cette relation est basée sur le respect mutuel, et à cet égard, le député rappelle que lors de la présence syrienne au Liban, les dirigeants du Tachnag n’avaient pas le pli de se rendre régulièrement au siège des moukhabarat, à Anjar, à l’instar de nombreux responsables politiques, devenus aujourd’hui viscéralement anti-syriens.   

La synthèse parfaite
Les Arméniens pensent être parvenus à une synthèse parfaite, qui leur a permis de préserver leur langue, leur culture et leurs traditions, tout en étant une composante essentielle du tissu national libanais. «Le Liban est basé sur le pluralisme, explique Hagop Pakradounian. L’intégration nationale doit se faire selon le principe de l’échange et du partage et non pas de la perte de l’identité. C’est beaucoup plus riche et enrichissant». Toutefois, cette formule libanaise ne supporte en aucun cas le partage du pays en cantons, comme c’est le cas en Suisse, par exemple. «Après 100 ans de guerre, les Suisses ont choisi la voie des cantons. Au Liban, il est impossible de reproduire ce modèle, affirme le député. Nous n’acceptons pas le partage car il existe dans notre pays de nombreuses régions mixtes, ou chrétiens et musulmans vivent en parfaite harmonie.»
Le chef du Tachnag est conscient des faiblesses et des imperfections du pays. «Le problème, c’est que la loyauté du Libanais va d’abord à son leader, puis à sa communauté, ensuite à sa région et, enfin, à sa patrie, alors que c’est le chemin inverse qui devrait être vrai», fait-il remarquer.
Cette loyauté pour la patrie ne se construit pas forcément avec la loi électorale mais plutôt à travers la culture, l’éducation dans les écoles, le manuel d’histoire unifiée, une vision commune et un accord sur les mots. «Malheureusement, tout cela fait défaut aujourd’hui, déplore le député du Metn. Le criminel est un martyr aux yeux des autres, le corrompu, un homme à succès».
Ce discours n’est pas tout à fait en phase avec celui du camp présidentiel, qui qualifie la loi électorale, basée sur la proportionnelle, de réforme majeure. «Ce n’est pas le mode de scrutin proportionnel qui nous a permis d’améliorer la représentation arménienne, mais le découpage électoral, explique-t-il. Avec ces mêmes circonscriptions appliquées au mode de scrutin majoritaire, nous aurions eu en tant que Tachnag (3 députés, ndlr) un meilleur résultat. Ce n’est pas logique qu’un candidat ayant obtenu 77 voix soit élu député (en allusion au candidat arménien de Zahlé).»
Hagop Pakradounian critique le discours tendu qui accompagne le processus de formation du gouvernement, pratiqué par certaines forces politiques dans le but d’améliorer leurs parts ou la qualité des portefeuilles qui leur sont attribués. «Si le ministère qui nous est réservé ne nous convient pas, faut-il pour autant détruire le pays?». Selon lui, il faut donner le temps nécessaire pour former un gouvernement homogène et efficace, afin d’éviter les risques de blocage lors de la rédaction de la déclaration ministérielle ou du vote de la confiance au Parlement.

Equilibre de la terreur
Malgré la montée des tensions et du discours belliqueux, le député du Metn ne croit pas au scénario d’une guerre régionale. «Israël a-t-il intérêt à lancer une guerre, et contre qui? Les Arabes? s’interroge-t-il? Ils sont en train de s’autodétruire, ils font le boulot à sa place. Certes, les pressions vont s’accroître contre l’Iran et le Hezbollah, mais nous n’arriverons pas à la guerre. Il y a un équilibre de la terreur. La légende de l’armée israélienne invincible a été brisée en 2000 et enterrée en 2006. Ce qui se passe aussi en ce moment à Gaza est significatif. Lorsque l’on voit le soldat israélien armé jusqu’aux dents, caché derrière des fortifications, et tremblant de peur, comment peut-on imaginer qu’une telle armée puisse encore mener des guerres victorieuses? En revanche, le résistant libanais a brisé le mur de la peur. J’ai toujours dit que le printemps arabe a réellement commencé en l’an 2000, avec la libération du Liban-sud», conclut Hagop Pakradounian.

Little Lebanon à Bourj Hammoud
Le Conseil municipal de Bourj Hammoud est composé 21 membres, dont 14 Arméniens. La ville compte des habitants de toutes les confessions, y compris des chiites (Nabaa), et de diverses tendances politiques. «Le Hezbollah, Amal, les différentes formations chrétiennes, les partis arméniens, sont tous présents dans la région, en plus des Arméniens venus de Syrie, des Kurdes et d’autres Syriens. La situation est bien gérée, malgré les tensions. Contrairement à d’autres localités, la municipalité n’a pas émis un arrêté interdisant aux étrangers de circuler la nuit», déclare Hagop Pakradounian. Pour préserver la présence arménienne dans cette région, la municipalité est en train de construire 190 appartements dans le quartier connu sous le nom du «camp». La priorité ira aux habitants de Bourj Hammoud.
L’exode des Arméniens a atteint son pic en 1975-1976 et pendant la guerre entre l’armée et les Forces libanaises, en 1989. Lorsque l’Arménie a obtenu son indépendance, une vingtaine de familles y ont émigré.
En revanche, quelque 6 000 Arméniens de Syrie, qui avaient trouvé refuge à Bourj Hammoud, sont allés en Arménie. Mais selon M. Pakradounian, ils n’ont pas pu s’adapter et la plupart ont mis le cap sur les Etats-Unis. 

Paul Khalifeh
Photos Milad Ayoub-DR

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