Le dernier film de Nadine Labaki, Capharnaüm, Prix du Jury au Festival de Cannes 2018, est sorti sur le grand écran. Entre l’absence de sourire et le sourire retrouvé, l’enfance délaissée dans les rues de Beyrouth.
Le synopsis n’est plus un secret pour personne. Capharnaüm suit Zain dans les rues de Beyrouth. Dans la première séquence du film, il se retrouve dans un tribunal, face au juge qui lui demande la raison pour laquelle il veut intenter un procès à ses parents: «pour m’avoir donné la vie». Nous voilà propulsés au cœur de cette vie, de l’enfance délaissée maltraitée, en peine d’une bouchée de pain et surtout en peine d’amour. Si l’injustice du monde est devenu une réalité avec laquelle nous cohabitons tous tant bien que mal, le manque d’amour lui, surtout parental, éclate ici dans toute son acuité insoutenable.
A travers la mise en scène fébrile de Nadine Labaki, caméra à l’épaule, Capharnaüm se ménage de longues plages d’action silencieuse, où la tension va pourtant crescendo, ébranlant les émotions du spectateur et tous ses acquis, face à ce bouquet de personnages aussi hauts en couleurs que réels. Nadine Labaki a passé plus de trois ans, plongée dans ses recherches sur le terrain, écoutant des témoignages durant des heures, et s’inspirant de ce vécu pour écrire son scénario en collaboration avec Jihad Hojeily et Michelle Kesrouani.
A l’écran comme à la vie
Il y a d’abord Zain, interprété par un magnifique Zain al-Rafeea, attendrissant, émouvant jusqu’à la larme devenue sourire, notamment dans les scènes où il s’occupe seul de son frère d’adoption Yonas (Boluwatife Treasure Bankole). Il y a aussi Sahar (Cedra Izam), sa sœur, à peine devenue femme à 11 ans que la voilà mariable! Il y a Souad (Kawthar al-Haddad) et Selim (Fadi Kamel Youssef), la mère et le père de Zain, et tous les sentiments ambigus qu’ils suscitent chez le spectateur, entre la colère et la pitié. Il y a aussi Rahil (Yordanos Shiferaw), Ethiopienne sans papiers prise dans l’engrenage d’une vie qui ne lui appartient plus, splendide d’humanité dans ces scènes où elle dessine une mouche sur son visage pour ressembler à la photo sur sa carte d’identité falsifiée. Il y a encore Aspro (Alaa Chouchnieh), cet espèce de passeur, qui cumule mensonges et fausses promesses. Ou Sarsour Man, Maysoon, la jeune réfugiée syrienne…
Au-delà de son aspect cru et dur, le film n’est pas dépourvu d’humour, de poésie et de tendresse. Nadine Labaki filme ses personnages sans que sa caméra ne les juge, à aucun moment, réussissant l’exploit de faire de son film un sujet à la fois subjectif et objectif.
Parler de la justesse des acteurs serait un travestissement, puisque les personnages sont réels, ce qu’ils vivent, ce qu’ils racontent à l’écran n’est qu’une partie de leur réalité de tous les jours. Ils sont eux, tels qu’ils sont, face à nous, spectateurs d’un drame qui se joue à quelques pas de nous.
Dans les rues et venelles étroites de Beyrouth, une poignée d’enfants vendent des sirops en tous genres, tentent de survivre au-delà de la rudesse de leur vie, pour subvenir aux besoins de leurs familles. Ils jouent aussi malgré tout, ils jouent à la guerre, comme dans cette magnifique scène inaugurale, armes fabriquées de lamelles en bois à la main, en guenilles, leurs sourires transperçant l’écran. Dans ces séquences-là, Nadine Labaki détonne, sa caméra fébrile suit chaque mouvement, chaque geste, chaque moue, chaque sourire, chaque absence de sourire.
Un bémol toutefois. Si le propos du film est de bousculer et d’émouvoir, la musique appelle immédiatement le trop plein de larmes, de par l’excès de la section cuivre, ces sanglots longs des violons, alors même que l’image se suffit à elle-même, à l’émotion qu’elle engendre.
LA VOIX DE L’ENFANCE
Que le fait que Zain intente un procès à ses parents soit plausible ou non, là n’est pas l’enjeu, et c’est là qu’intervient finalement la fiction du cinéma, son symbolisme, sa portée engagée même. Par cette astuce scénaristique, Nadine Labaki porte la voix de l’enfance au grand public. N’était-ce cette trouvaille, et même sa brève présence sur l’écran, dans la peau de l’avocate de Zain, Capharnaüm aurait pu être un simple documentaire n’entraînant pas forcément l’empathie du spectateur, et restant, par là-même, éloigné de notre réalité.
C’est justement le tour de force de Nadine Labaki: nous mettre dans la peau de ces personnages, pour les regarder autrement. Loin de l’idée d’un mélodrame repu de pathos, Capharnaüm filme l’enfance maltraitée au plus près de la chair. L’enfance maltraitée, les immigrés clandestins, les travailleurs immigrés, la nécessité d’avoir un papier pour prouver notre existence… La réalisatrice expose aussi l’ignorance de notre univers machiste, ces hommes qui agissent parce que le moule de la société les pousse dans son cycle sans fin, se marier, coucher avec sa femme, enfanter encore et encore. Ce monde machiste où le devoir de transmission consiste à ce que la mère pousse sa fille dans la même impasse qu’elle, parce que la société l’impose. Et qu’on ne peut pas défier la société. Mais Nadine Labaki la défie, loin de tout jugement, dans le champ cinématographique où les a priori tombent. Une chose est sure: on ne regardera plus jamais un enfant dans les rues de Beyrouth de la même manière.
Nayla Rached