Il est l’homme de l’ombre, celui qui travaille dans les coulisses, loin des projecteurs. Discret, modeste, Ghayath Yazbeck est le directeur de l’information et des programmes politiques sur la chaîne MTV. Retour sur une longue carrière.
«Pour être un bon journaliste, il faut être farfelu, spontané, non conformiste et ne ressembler à personne. Un journaliste doit montrer au public ce que ce dernier ne voit pas. Il faut qu’il soit ouvert d’esprit. Je ne peux pas supporter les idées préconçues».
A 7 ans, Ghayath Yazbeck «est tombé dans la marmite» comme il dit. «Mon père et mon oncle, Nassim et Michel, étaient des pionniers dans le monde de la presse dans les années 1930 et 1950. Par la suite, mon père s’est reconverti dans la littérature pour devenir enseignant». Il se souvient de la bibliothèque où son père s’installait pour lire son journal en sirotant son café. Le petit garçon est influencé par cette ambiance. «A 7 ans, je lisais les journaux. J’ai suivi jour après jour à partir de 1967-68 le conflit du Vietnam, la guerre des Six-jours ainsi que tous les faits divers».
Ghayath Yazbeck revient sur ses souvenirs. «J’ai assisté à la chute de l’Etat au Liban, à la montée de l’OLP de Yasser Arafat. Vers l’âge de 10 ans, j’ai été choqué par l’accord du Caire. Je me souviens même d’avoir eu les larmes aux yeux à sa conclusion.
Mon père voyait clairement que nous avions emprunté un chemin qui mène directement à la guerre. Tout cela a éveillé en moi le futur journaliste».
Maîtrise de l’arabe
Lorsque sa mère l’envoyait faire quelques courses pour la maison, il s’attardait en route pour lire les bouts de journaux éparpillés par le vent sur son chemin. «J’étais toujours frustré car je ne connaissais jamais le fin mot de l’histoire». Sa parfaite connaissance de la langue arabe, Ghayath Yazbeck la doit à son père. «Il nous répétait souvent: ‘Je ne veux pas vous laisser de l’argent. Le seul héritage que je voudrais vous léguer, c’est le savoir. C’est cela votre passeport dans la vie’». Très tôt, il découvre les auteurs libanais du XIXème et XXème siècles comme Gebran Khalil Gebran, Gergi Zeidan et bien d’autres. Il s’intéresse à la littérature, à l’histoire ainsi qu’aux faits divers.
Parallèlement à ses études en Information, Ghayath Yazbeck fait ses débuts à la télévision. «Je n’ai jamais travaillé dans la presse écrite car dès le départ, j’étais convaincu que l’audiovisuel était l’avenir». Il est encore étudiant lorsqu’il participe à la fondation de la LBC sous le patronage de Bachir Gemayel, avant que la station ne passe à l’antenne. En 1984, il travaille à Télé-Liban pendant trois années. «En 1988, ce fut le début de ce que j’appelle le schisme dans les régions chrétiennes. J’ai prédit qu’on allait vers un cataclysme. J’ai présenté ma démission de Télé-Liban et j’ai ouvert avec ma femme un mini-market à Beit-Mery. Ghassan Tuéni passait souvent me voir et nous avons transformé la mezzanine située au dessus du magasin en salon littéraire où on échangeait nos idées». Avec humour, Ghayath Yazbeck se souvient de cette période où en coupant le jambon, il discutait avec des étudiants et les aidait dans leurs thèses. En 1990, la guerre éclate entre l’armée et les Forces libanaises. Avec l’entrée des Syriens dans les régions chrétiennes, le mini-market est pillé. «Je me suis retrouvé sans travail. Mes dettes s’accumulaient. Je me suis alors lancé dans la traduction de films et d’ouvrages de tout genre».
Entre la ICN et la MTV
Au bout d’un an, il rejoint la chaîne de télévision ICN où il travaille pendant deux ans. «J’ai réussi à faire passer la station de 2 heures d’antenne à 20 heures sans coût supplémentaire. J’ai été celui qui a inventé le système de la séquence matinale avec le programme Good morning Lebanon. Nous avons aussi lancé les bulletins d’information dans la journée et introduit les programmes politiques, qui ont pavé la voie à ce qui a été appelé plus tard l’opposition à l’occupation syrienne». Les tentatives de museler la chaîne sont nombreuses et un véritable étau politique, économique et sécuritaire est déployé autour de la ICN. «L’émission Parlement el-Chabeb présentée par Elie Nacouzi a montré que les Libanais pouvaient se retrouver sur plusieurs thèmes pour reconstruire l’Etat. J’ai réussi ainsi à briser le concept de canton et les ghettos confessionnels en recevant des personnes de tout bord dans ce programme».
Indépendant de nature, rebelle, Ghayath Yazbeck ne fait pas partie de ceux qui se fondent dans un moule. «Je ne peux pas me transformer en simple employé. Deux ans après, j’ai présenté ma démission».
C’est en 1995 que commence son aventure avec la MTV. «J’ai de l’admiration pour les Murr qui sont anticonformistes et qui rejettent l’état de fait. A la MTV, nous avons commencé à donner la parole à tous ceux qui étaient en exil: Michel Aoun, Amine Gemayel, Dory Chamoun. Sethrida Geagea a eu aussi l’occasion de s’exprimer sur la situation de son mari qui était en prison. Notre action a provoqué un tollé et la chaîne s’est retrouvée dans le collimateur du pouvoir. C’est un parcours ponctué de larmes et de sang. Le paroxysme fut le fameux 7 août, très mal vu par ce qui était appelé le régime sécuritaire syro-libanais». Lorsque les militants descendus dans les rues ce jour-là ont été arrêtés et accusés de fomenter un coup d’Etat, la réaction de la MTV ne se fait pas attendre. «J’ai rédigé un bulletin d’information très violent ce jour-là et à partir de 20h30 nous avons reçu dans les studios toutes les personnalités de la Rencontre de Qornet Chehwane et leur avons donné la parole jusqu’après minuit». Ghayath Yazbeck permet également à une agence de presse étrangère de recueillir le témoignage des participants. «Nous avons réussi à déjouer ce complot et l’Etat a battu en retraite. Nous avons fait pression à travers le petit écran pour faire libérer les personnes arrêtées, jusqu’à ce que la station soit réduite au silence en 2002».
Parenthèse koweitienne. En revenant sur cette période, la voix de Ghayath Yazbeck est animée par la passion mais à l’évocation de Gebran Tuéni et Samir Kassir, sa voix se brise et les larmes lui montent aux yeux. «Gebran me recommandait constamment la prudence. Aucun de nous n’a été épargné. Gebran a payé de sa vie et moi j’ai été frappé dans mon travail et dans ma carrière.» Pour ce battant, les hommes qui choisissent cette voie ne meurent pas par hasard. «On marche vers son destin. On est juste surpris par le timing». Les guerres et le danger lui ont appris à vivre dans une sorte de déni. «Il y a eu tellement de martyrs et de victimes que j’ai l’impression que nous avons creusé avec une aiguille la montagne pour faire sortir les Syriens du Liban. Aujourd’hui, on ne peut pas revenir en arrière. De nombreuses personnes ont prêché la révolution mais ils ne l’ont jamais vue. On assiste actuellement aux derniers soubresauts de ce qu’on appelait le régime syro-libanais car ils avancent à contre-courant. Ceux qui portent le flambeau ne doivent pas baisser les bras».
Malgré la fermeture de la MTV, Ghayath Yazbeck ne chôme pas un jour. «Durant un an, je me levais tous les matins et je me rendais à mon bureau à la MTV. J’ai dépensé toutes mes économies et j’ai même retiré mes indemnités de la Sécurité sociale». Alors qu’une dizaine d’offres d’emploi sommeillent dans ses tiroirs, il finit par accepter la proposition d’al-Raï, première chaîne de télévision privée au Koweït. Il y restera moins d’un an et perdra au bout de trois mois 18 kg. De retour au Liban en 2004, il contribue à l’ouverture de la chaîne ANB. Il y travaillera jusqu’en 2009, date de la réouverture de la MTV, où il prend la direction de l’information et des programmes politiques.
Pour Ghayath Yazbeck, le Liban n’a pas su profiter du boom télévisuel dans le monde arabe entre 1990 et 2005. «Nous avons beaucoup perdu et on a terni l’image du Liban en tant que bastion de la presse et de la liberté d’expression». Est-il toujours en accord avec la politique de la famille Murr, propriétaire de la chaîne? «La politique des Murr n’a pas changé. Ce sont des gens politiquement débridés. Ils connaissaient parfaitement le risque de fermeture après le 7 août et ils ont poursuivi dans la même voie. Ils auraient pu refuser la réouverture de la MTV car la télé ne fait pas gagner de l’argent, mais face à la crise des institutions et l’assujettissement général, le paysage médiatique avait besoin d’un coup d’éperon, que seule la MTV était capable de donner». Pour le directeur de l’information, les journalistes libres au Liban sont aujourd’hui acculés à trois choix: rester chez eux, voyager ou se plier à une institution politique ou religieuse. La réalité de la presse au Liban, c’est que le propriétaire d’un journal ne peut pas protéger et sauvegarder les droits des journalistes. «C’est un homme d’affaires dont le but est de gagner de l’argent, ce qui est parfaitement son droit, mais il ne peut pas préserver les intérêts des journalistes. Rares sont ceux qui peuvent le faire et je considère les Murr comme une exception».
Son avis concernant la presse aujourd’hui, il le voudrait comme un électrochoc. «Le niveau a baissé et la profession est envahie de toute part. La détérioration se ressent à tous les niveaux: langage, écriture, savoir-faire, etc.». Ceci, selon Ghayath Yazbeck, serait dû à l’absence dans les universités d’une politique destinée à réduire le nombre de diplômés ainsi que le manque d’orientation professionnelle dans les classes complémentaires.
Joëlle Seif
Photos Milad Ayoub – DR