Raqqa, cité dévastée du nord de la Syrie, peine à se relever de ses ruines. Notre reporter s’est rendue, à la mi-septembre, dans l’ancienne capitale du califat auto-proclamé de l’Etat islamique.
La ville de Raqqa, libérée depuis près d’un an du joug de l’organisation terroriste de l’Etat Islamique (EI), est loin d’avoir retrouvé son effervescence d’antan. Des incidents sécuritaires épisodiques et une vague d’arrestations ciblant les membres présumés de cellules terroristes perturbent le calme relatif de la ville, laquelle souffre également d’un climat sous-jacent tendu entre Kurdes et Arabes, qui se partagent le contrôle de l’ancienne capitale du «Califat» d’Abou Bakr al-Baghdadi.
Dans la banlieue de Raqqa, des tas de gravats ont remplacé les écoles, les résidences et les administrations publiques. Rue après rue, des immeubles écroulés gisent en piles compactes de béton gris. Des habitants en abayas, le vêtement traditionnel dans cette région habitée par de nombreuses tribus arabes, se pressent dans un dédale de rues et de bâtiments réduits en ruines par des années de combats. Des femmes portant de longues tenues aux couleurs bigarrées circulent aux côtés d’autres, revêtues d’une burqa noire, propre aux épouses des combattants de l’EI. Le rond-point Naïm, figurant dans toutes les vidéos produites par le califat, ayant servi aux exécutions publiques pratiquées par les combattants de l’EI, est ce matin quasiment désert. Aucune trace ne subsiste des nombreuses exactions commises au nom de Dieu sur la place dont le silence est rompu de temps à autre par le bruit intempestif des klaxons, qui nous ramène à la réalité.
Reprise des attentats
Ces derniers jours, des dizaines de personnes soupçonnées d’appartenir aux cellules dormantes de l’EI ont été arrêtées aux abords de la ville, raconte le cheikh Mohammad Nour Theeb, un chef de tribu, membre du conseil municipal de la ville. Ces arrestations seraient liées à une série d’attentats ayant eu lieu dans la banlieue ouest de Raqqa, dans le centre, au nord ainsi qu’au sud. «Les terroristes profitent de l’état de destruction généralisée pour cacher les engins explosifs dans les décombres, qui explosent souvent au passage des voitures», explique cheikh Nour Theeb.
Les cellules de l’EI ne sont pas les seules à tenter de provoquer le chaos dans la ville. Selon Leyla Moustapha, co-présidente du Conseil de Raqqa, diverses factions affiliées au régime (du président Bachar el-Assad, ndlr) et aux Iraniens tentent de semer la confusion, ce qui explique les récentes attaques ciblant des personnalités en vue. «Malgré les divers agendas (perturbateurs) de ces factions, la situation s’est améliorée quelque peu», ajoute la notable. Cheikh Nour Theeb affirme que le régime recrute des personnalités tribales ayant des liens avec l’EI, leur offre de l’argent ou la possibilité d’être graciées. «Baraa Katerji, l’homme du régime chargé du processus de réconciliation en Syrie, s’occupe de ce dossier», explique le membre du conseil de la ville. «Le danger qui demeure à Raqqa depuis l’éradication de Daech en tant que structure est la survie de l’idéologie extrémiste à laquelle adhèrent des habitants de la ville», commente Mme Moustapha.
La ville détruite à 95%.
Les troubles sécuritaires ne sont pas les seuls auxquels sont confrontés les membres du conseil de la ville dont l’infrastructure a été sévèrement endommagée. Près de 95% de l’agglomération a été détruite, dont 60 ponts et 27 écoles, qui ont été complètement anéantis, la clinique générale s’est effondrée sous les bombardements, en plus des stations et du réseau électrique, qui ont disparu. Leyla Moustapha estime que le coût de la remise en état de l’infrastucture électrique dans une seule rue de Raqqa s’élèverait à 5 millions de dollars. Près de 150 000 personnes sont revenues dans la ville, soit 50% de la population d’origine, les autres résidents se trouvant toujours dans des camps de réfugiés ou dans les villages entourant la cité, selon elle.
La ville de Raqqa est gérée de manière insolite dans cette nouvelle Syrie que les Kurdes ont construit à l’ombre de la guerre. Premier changement assez inhabituel dans une région très conservatrice et soumise aux coutumes tribales, la place prépondérante qu’occupent les femmes dans les administrations publiques. «Près de 35% des employés du conseil sont des femmes qui sont désormais placées à des postes de responsabilité et décisionnels», signale la co-présidente du Conseil.
La structure administrative de la ville a également changé. Sous le régime de la Fédération démocratique du nord de la Syrie (qui s’étend au nord-est sous contrôle des Forces démocratiques syriennes et des Américains), les différentes régions, y compris la ville de Raqqa, sont gérées par les conseil locaux. Le conseil de Raqqa est coprésidé par une citoyenne kurde, en l’occurrence Leyla Moustapha et par un Arabe, Abed Al-Mehbach, soutenus dans leur fonction par 18 comités chargés de la législation, de la défense, de l’énergie, de l’éducation, du soutien aux municipalités, et qui regroupent un total de 250 membres. La ville est également subdivisée en communes, co-présidées par une femme et homme, et soutenue par des comités chargés de la réconciliation, du service agricole et de la protection.
Clivage arabo-kurde
Cette structure en apparence extrêmement démocratique est toutefois contestée par des habitants arabes de la ville qui choisissent de s’exprimer sous couvert d’anonymat. «Dans la réalité, cette nouvelle administration n’est pas démocratique. Les élections ont été remplacées par un système supposé être basé sur le consensus alors qu’en fait on procède à des nominations, et nous avons l’impression que c’est la minorité kurde de la ville qui domine et prend toutes les décisions. Le co-président arabe n’a quasiment aucun pouvoir réel», confie Mohammad, une jeune étudiant.
Saad, un ingénieur de la ville, tempère ces propos en expliquant que de nombreuses personnalités tribales ont rejoint le conseil de la ville, ajoutant que ce ne sont pas les Kurdes qui dictent la conduite aux Arabes mais le PYD, le Parti de l’Union démocratique, fer de lance de la Fédération démocratique pour le nord de la Syrie. «Le PYD cherche à nous entraîner dans des rivalités régionales avec la Turquie, il procède aux arrestations d’activistes arabes et d’opposants kurdes qui sont également maltraités. Ce n’est pas une question d’ethnie», ajoute-t-il. La Turquie considère le PYD comme la branche syrienne du PKK, le Parti des Travailleurs du Kurdistan, un groupe qu’Ankara accuse de terrorisme.
Autres complaintes des habitants, le manque d’infrastructure et la lenteur de l’administration locale à entamer l’effort de reconstruction. En effet, les moyens ne suivent pas et l’aide internationale promise n’est pas encore arrivée. Le conseil civil dispose de peu de moyens, il est tout simplement débordé. De plus, la confiance entre Arabes et Kurdes n’a pas encore été rétablie et cela pourrait prendre des années avant de se concrétiser. La ville a un passé lourd et le spectre du terrorisme sera long à effacer. Ce contexte social, politique et économique complexe, ferait le bonheur des divers acteurs locaux et régionaux à la recherche dans les différentes régions syriennes d’un échiquier leur permettant d’avancer leurs pions et de régler leurs futurs conflits.
Mona Alami