Publié aux éditions Casterman, le roman graphique Prendre Refuge est signé Mathias Enard et Zeina Abirached, respectivement texte et illustration. Quand l’amour se fait déchirement.
Pour plonger toutes pupilles dilatées au cœur de Prendre Refuge, il ne faudrait pas avoir peur du silence, de l’absence de mots, des pages dessinées qui se succèdent, sans bulles, sans paroles, où pourtant le sens se révèle dans chaque détail du dessin. Il faudrait envisager l’amour avec tout le sérieux et la légèreté qui lui échoient, il faudrait effeuiller le mot refuge dans tous les possibles de sa portée. Dans Prendre Refuge, il s’agit d’amour avant tout, mais aussi de migration, d’exil, de déracinement, de sentiment d’étrangeté, de guerre, de perdition, entre l’Orient et l’Occident. Deux histoires d’amour se superposent dans une merveille mise en abîme graphique, où l’un des personnages porte le livre même au creux de son épaule, avant de le feuilleter les soirs où il se retrouve transposé tour à tour, de son Berlin natal au cœur de Kaboul ou d’Alep.
Il y a Karsten, le jeune Allemand féru d’Orient, et Neyla, la réfugiée syrienne dont il tombe amoureux dans le Berlin d’aujourd’hui. Et aux pieds des mystérieux bouddhas de Bâmiyân, il y a l’exploratrice européenne, Anne-Marie Schwarzenbach, qui tombe amoureuse d’une archéologue, alors que l’Europe ne s’est pas encore décidée à entrer en guerre contre l’Allemagne de Hitler. Il suffit de peu à Mathias Enard et Zeina Abirached pour transporter le lecteur dans une voyage oscillant entre passé et présent, entre l’ici et l’ailleurs, pour tisser, comme une toile arachnéenne, des ressemblances et des rappels. Des rappels de ce qui a été au tournant de 1939, en Europe, et que l’Europe semble avoir oublié aujourd’hui, alors que c’était il y a moins d’un siècle. «L’Europe, dit l’un des personnages, nous pousse en avant, comme des bêtes fuyant l’orage, il faudra sans doute faire face. Rentrer pour résister».
D’amour et de déchirement. Les premières pages de la BD s’ouvrent sur une nuit constellée, une lune pleine, avant que ne jaillisse une double page pétrie dans le foisonnement des détails de la plaine abritant les deux bouddhas de Bâmiyân, qui seront détruits en 2001 par les Talibans. Mais on n’entre de plain-pied dans l’histoire qu’à travers la partie berlinoise qui débute par un simple dîner entre amis. Les deux parties ne cessent de s’interpénétrer, grâce à une bulle, une onomatopée ou un détail du dessin qui se retrouve d’une page à l’autre, avant de se métamorphoser et nous faire à nouveau entrer dans une histoire ou l’autre.
Pour chacune des deux parties, le dessin de Zeina Abi Rached prend une couleur différente, plus mystérieuse pour la partie afghane où les constellations d’Orion et du Scorpion éclatent dans le ciel nocturne de Bâmiyân, destinées à ne jamais se croiser, et plus arrondi, plus réel, dans la partie berlinoise, où Neyla et Karsten se croisent au détour d’une kermesse, avant de vivre les premiers balbutiements de l’amour. Mais peut-on vraiment aimer quand on est déchiré par un sentiment de déracinement insoutenable, où l’étrangeté d’être s’entremêle à l’étrangeté d’une langue qu’on a du mal à maîtriser, d’une ville non familière, où tout rappelle le pays d’origine, la ville d’origine? Berlin autrefois séparé, et aujourd’hui Alep qui crie son déchirement, sa destruction. Dans des pages empreintes de douceur, de tendresse, et de poésie, mais aussi de déchirement, notamment dans les pages où le souvenir d’Alep se fait entrevoir, Prendre Refuge emporte le lecteur dans une kyrielle de sensations tout aussi fortes que contradictoires, accrochées sur les larmes d’un Pierrot lunaire, le réfugié d’aujourd’hui.
Nayla Rached