Inscrire les blocages qui retardent la formation du gouvernement depuis six mois dans le cadre d’une simple dispute sur le partage des parts et la répartition des portefeuilles serait une affligeante erreur d’analyse. La question est plus profonde et touche aux fondements même du système politique issu de la lecture particulière de l’accord de Taëf imposée au lendemain de la guerre civile, en 1991, par les équilibres régionaux de l’époque.
Le pays connaît, depuis près de deux ans, un démantèlement en douceur de ce système et son remplacement par une lecture différente de l’accord de Taëf, allant dans le sens d’un élargissement de la base du partenariat national, marqué par le retour de la composante chrétienne au cœur de l’échiquier politique.
La première étape du processus de démantèlement a été l’élection à la première magistrature de l’Etat du général Michel Aoun, qui est la figure par excellence de l’anti-Taëf, même s’il réaffirme haut et fort son attachement au document d’entente nationale. Il ne faut pas oublier que le chef de l’Etat a centré son combat politique pendant ses années d’exil et après son retour sur la nécessité de modifier cet accord ou, du moins, revoir sa méthode d’application.
La deuxième étape est l’introduction du mode de scrutin proportionnel dans la loi électorale, qui a permis à la composante chrétienne de récupérer une bonne partie de ses députés que les communautés mahométanes s’étaient partagées pendant 28 ans, spoliant ainsi la représentation chrétienne au sein du pouvoir législatif. En dépit de tous les griefs que l’on peut exprimer à l’égard du nouveau Parlement, qui reste dominé par la classe politique traditionnelle, force est de constater que cette Chambre est la plus représentative depuis 1992, dans le prisme confessionnel qui régit la vie politique libanaise.
La troisième étape du démantèlement est en cours. Elle consiste à introduire la diversité dans la représentation sunnite au sein du pouvoir exécutif, dans le but de casser le monopole exercé depuis 1992 par le Courant du Futur, allié de l’Arabie saoudite. Saad Hariri se voit ainsi, bon gré mal gré, contraint d’admettre qu’il n’est plus l’unique représentant politique des sunnites et qu’il doit partager ce privilège avec Nagib Mikati et les «sunnites du 8-Mars».
Ces trois clous plantés dans le cercueil de Taëf ont fini par achever l’accord tel qu’on le connaît depuis 1991, comme l’affirme à Magazine le vice-président de la Chambre, Elie Ferzli (voir page 16). Ils sont l’œuvre d’une seule et même force, le Hezbollah. C’est en effet ce parti qui a mené jusqu’au bout la bataille de l’élection de Michel Aoun à la présidence, et qui a pesé de tout son poids pour introduire la proportionnelle dans la loi électorale. C’est aussi le leader du Hezbollah, sayyed Hassan Nasrallah, qui a clairement déclaré qu’il n’y aura pas de gouvernement sans les «sunnites du 8-Mars».
Derrière ce qui semble être de vulgaires calculs de boutiquiers se cache donc une grande manœuvre qui a pour but de modifier en douceur, avec le moins de casse possible, des équilibres politiques en place depuis plus d’un quart de siècle.
Paul Khalifeh