Peut-on encore sauver notre épargne? Nos indemnités de fin de service? Nos investissements immobiliers, industriels ou autres? Les flux d’informations sur des indicateurs et indices économiques au rouge mettent la pression sur les Libanais. C’est le sauve qui peut. Est-il trop tard?
Les Libanais réduisent leurs dépenses à la consommation, gèlent leurs investissements, s’affolent à l’idée d’être en défaut de paiement de leurs dettes contractées à long terme; le patronat, lui, se retrouve en panne de fonds pour la gestion des opérations. Voici quelques éléments de la phobie d’un crash annoncé ou pressenti, qui frappe citoyens aisés et moins aisés. Le comportement quelque peu confus de plusieurs grandes banques de la place de Beyrouth au cours de décembre 2018 a alimenté l’hystérie du «sauve qui peut». A ce propos, une source responsable de la Banque du Liban (BDL) a affirmé à Magazine d’une manière catégorique que «l’économie libanaise est une économie libérale dans le cadre de laquelle aucune restriction n’est et ne sera imposée sur les opérations de conversion et de transfert de fonds.» «Il n’y a pas de crainte pour le moment sur le fonctionnement du secteur bancaire considéré comme l’un des systèmes les mieux surveillés au monde», rassure la source. Cela a permis aux banques de montrer de la résilience face à de multiples crises qui avaient secoué le secteur dans d’autres pays. L’autorité monétaire, représentée par la BDL en association avec trois entités autonomes –à savoir la Commission de contrôle des banques, la Commission spéciale d’investigation et la Commission des marchés financiers – présidées par le gouverneur de la Banque centrale, Riad Salamé, tient d’une main de fer le contrôle et la surveillance des établissements bancaires en accompagnant de près leurs risques de marchés, leurs risques opérationnels et leurs risques de conversion. Cette autorité est consciente de l’enchevêtrement des opérations entre les banques libanaises et de l’effet systémique de domino que peuvent engendrer les difficultés rencontrées par une seule banque domestique. Ceci dit, le laxisme du pouvoir exécutif face aux démarches qu’il aurait dû entreprendre en temps de crise pour apaiser les marchés a été suppléé par un rôle actif de la part de la BDL et du secteur bancaire.
Pression sur le modèle libanais
En poursuivant les ingénieries financières en 2019, le gouverneur de la BDL s’engage à maintenir une politique monétaire liée d’une manière organique à celle de l’Etat, quel que soit le prix à payer, c’est-à-dire à le soutenir et éviter un éventuel défaut de paiement de la dette. Depuis 1993, le modèle libanais de financement repose sur une équation à trois variables: le financement de l’Etat par les banques en contrepartie de primes de récompenses importantes ou de rémunérations généreuses en association avec la BDL. Ce modèle a évolué avec le temps pour inclure l’utilisation de dépôts bancaires afin de stabiliser le taux de change de la livre en reconstituant les avoirs en devises étrangères de la Banque centrale. Ainsi la source précitée s’attend à ce que les taux d’intérêts bancaires poursuivent leur hausse afin de pouvoir continuer à attirer les capitaux étrangers vers le Liban dans un environnement régional concurrentiel -en Turquie (30%) et en Egypte (25%)- et vu une recrudescence des pressions sur le modèle de financement libanais à la lumière d’un ralentissement de la croissance du secteur bancaire. Néanmoins, ce dernier maintiendrait un niveau de croissance acceptable de 5% dans le futur contre 3% en 2018, selon la même source. Encore faut-il prendre en considération que les niveaux des taux libanais sont tributaires de l’évolution de ceux de la Réserve fédérale américaine (FED) qui ont été relevés à neuf reprises depuis 2015 et sont actuellement dans une fourchette comprise entre 2% à 2,5%, soit leur plus haut niveau depuis la crise financière de 2008. Un fait dû à la dollarisation de l’économie nationale et qui représente une source d’inquiétude dans la mesure où il entraîne l’augmentation du coût du financement des créances des secteurs public et privé. Sachant que les souscriptions aux bons du Trésor au cours de 2019 seront effectuées au taux du marché.
Le vrai mal
A part les taux d’intérêt à la hausse, la pression sur le modèle libanais de financement se reflète dans les chiffres de l’Association des banques du Liban qui, pour août 2018, montrent que les dépôts bancaires auprès de la BDL ont atteint un plafond sans précédent de 120 milliards de dollars, soit environ 50% du total des actifs. Si l’on ajoute la dette bancaire à ce chiffre, la part du financement par les banques du secteur public représentera 65% de l’actif total du secteur bancaire, contre seulement 25% pour le privé, tant résident que non-résident. Ce n’est un secret pour personne que cette «nationalisation» des dépôts bancaires est une distorsion du rôle de médiateur de financement que les banques commerciales sont supposées jouer auprès du secteur privé. Elle réunit les éléments annonçant une période de stagflation d’une durée indéterminée (La stagflation est une période d’inflation doublée d’un ralentissement économique).
Les leçons du passé
L’autorité monétaire actuelle a tiré les leçons du passé, prenant ainsi le contre-pied des mesures prises par celle qui était aux commandes en 1991-1992, et qui avait contribué à une détérioration de la valeur de la livre face au billet vert. En 1992, lorsque Michel Khoury était gouverneur de la BDL, la livre a connu un effondrement sans précédent de sa valeur, passant de 880 livres pour 1$ en février, à 2 850 livres pour 1$ en septembre de la même année, rappelle-t-on. Selon la source bancaire, la BDL a cessé toute nouvelle injection de liquidités en livre sur le marché. Elle a pris les mesures nécessaires à cette fin, empêchant les banques d’octroyer des prêts en livres mais seulement en devises, et les contraignant à demander à leur clientèle la clôture de leurs comptes débiteurs anciens en livres. D’ailleurs, la circulaire 503 de la BDL est claire. Elle stipule que «les prêts nets accordés par la banque au secteur privé en livres libanaises ne doivent pas dépasser 25% du total des dépôts de ses clients en livres libanaises». Les banques libanaises, qui se trouvent dans une situation différente ont une échéance fixée au 31 décembre 2019 pour régulariser leur situation. A défaut de quoi, elles devraient le signaler au Conseil central de la BDL. Or, dans la pratique toutes les banques commerciales auraient dépassé ce plafond.
De leurs côtés, certaines banques de la place ont refusé de recevoir des chèques en livres tirés sur la banque centrale pour le remboursement de créances, à part celles portant sur des prêts logements. Rémunérées gracieusement à travers des certificats de dépôts en dollars auprès de la BDL, elles chercheraient à attirer des devises de préférence en provenance de l’extérieur et à défaut des devises qui se trouvent sur le marché domestique. Alertée, la Banque du Liban a rapidement remis les pendules à l’heure.
Avec ou sans gouvernement, le mal libanais n’est pas celui que la majorité des citoyens pensent, c’est-à-dire la préservation de la valeur de la monnaie nationale, mais un déficit chronique des finances publiques. La gestion de ce mal et les moyens de contrer ses retombées monétaires et sociales dangereuses représentent le plus grand défi de la BDL que ce soit entre 1990 et 1993 ainsi qu’après cette période et jusqu’à nos jours, compte tenu de l’absence d’une volonté et d’un plan des politiques pour une restructuration des finances de l’Etat.
Tout n’est pas perdu
Le Liban traverse des moments difficiles mais il n’est pas au bord de la faillite, de l’effondrement ou d’un crash, souligne la source bancaire, faisant référence aux analyses de multiples agences de notation financière américaines telles Moody’s et Fitch, qui ont rabaissé la notation des prévisions de défaut de paiement du Liban de stable à négative mais pas sa notation actuelle. Ceci équivaut à une mise en garde du pays du Cèdre contre la persistance d’une distorsion au niveau des finances de l’Etat et l’urgence de leur réajustement. En effet, l’autorité monétaire mise sur «une pause ou une bouffée d’oxygène» qui permettrait au Liban de reprendre du souffle pour peu que les tensions politiques baissent. La source précitée estime que chaque fois qu’un milliard de dollar est investi, celui-ci est susceptible de produire une croissance économique de 2%. Elle insiste sur l’importance d’un partenariat public-privé (PPP) basé principalement sur la capitalisation et non sur un effet de levier, les créances du secteur privé local auprès des banques ayant atteint 110% du PIB. Cette option n’est pas impossible surtout que la législation libanaise autorise et facilite l’investissement opéré par des Libanais résidents ou non résidents, des émigrés et des étrangers. Le mécanisme de financement prévu par CEDRE et par LebUkForum (qui s’était tenu à Londres en novembre dernier) s’inscrit dans cette stratégie puisque les fonds qui proviendraient de l’extérieur contribueraient à un rééquilibrage de la balance des paiements.
Liliane Mokbel