Directeur de recherches au CNRS (France) et enseignant à l’IEP de Bordeaux, René Otayek publie Les abricots de Baalbeck (Ed. noir blanc etc…). Entretien. par nayla rached Qu’est-ce qui vous a motivé à écrire ce livre?
L’envie est née avec la mort de ma grand-mère maternelle, Evelyne Catafago, en 1992. Son histoire et celle de sa famille attisaient ma curiosité, pour elle, mais aussi pour le monde dans lequel elle avait vécu, le Levant au tournant des XIXe-XXe siècles. L’envie est devenue un besoin plus tard, lorsque ma tante et ma mère, les deux filles d’Evelyne, nous ont quittés à leur tour. J’ai éprouvé alors un sentiment impérieux: celui de rendre hommage à ces trois femmes, une sorte de devoir de mémoire, ou d’affection. Les raconter, raconter leur vie, notamment celle d’Evelyne, faite d’exils successifs, de pérégrinations, de déracinements et de ré-enracinements, c’était aussi raconter les bouleversements – géopolitiques, politiques, sociaux, culturels – que le Levant connaît à cette époque: le déclin et la fin de l’Empire ottoman, les accords Sykes-Picot et le partage colonial franco-britannique, la Déclaration Balfour et la colonisation sioniste en Palestine, le génocide arménien et la brutalisation des sociétés levantines, la création de l’Etat du Grand Liban, jusqu’à la tragédie qu’a été la guerre (in)civile libanaise.
Vous présentez le Levantin comme un «individu pluriel et cosmopolite». Cette notion existe-t-elle encore?
Le sens du mot Levant a beaucoup évolué au fil du temps. A partir du XVIe siècle et des accords commerciaux, appelés Capitulations, conclus entre le roi François Ier et Soliman le Magnifique, le Levant est quasiment synonyme de commerce. Au XIXe siècle, le terme réfère aux ambitions géopolitiques françaises au Mont-Liban et en Syrie. Au lendemain de la Première Guerre mondiale, on parlera de la France du Levant, comme de l’armée française du Levant. Ce Levant mercantiliste et géopolitique n’est pas le mien. Mon Levant, c’est la diversité, le cosmopolitisme, c’est Babel. C’est aussi une lumière qu’on ne trouve nulle part ailleurs, des senteurs, des saveurs, des bruits. Je conçois le Levantin comme un homme de l’entre-deux, un passeur de cultures, un individu qui s’obstine à construire des passerelles là où, aujourd’hui, beaucoup ne songent qu’à ériger des murs. Utopie? Peut-être. Mais dans ce Proche-Orient en proie aux crispations identitaires les plus meurtrières, nous avons besoin de réinventer cette utopie qui s’appelait Levant, afin de donner sens à notre vivre ensemble.
Quelle est la part de fiction dans le livre?
Les abricots de Baalbeck n’est pas une fiction. Il raconte deux histoires vraies: celle de la dynastie consulaire fondée à Akka, au début du XIXe siècle, par Antoine Catafago, le trisaïeul d’Evelyne Catafago, et celle du Levant. J’ai eu constamment pour souci de respecter scrupuleusement la vérité historique. S’agissant de la biographie familiale, il a fallu que je me plonge dans maints récits de voyage orientalistes au XVIIIe et XIXe siècles. La part de fiction est extrêmement réduite: quelques personnages, quelques situations et dialogues. Au fond, ce livre raconte l’histoire de ma famille, mais beaucoup de familles libanaises et levantines s’y reconnaîtront.
Nayla Rached