L’éventualité d’un retrait des troupes américaines de Syrie a fait l’objet d’une vive controverse avant même son annonce le 20 décembre par Donald Trump. Si elle éloigne le spectre de la partition, elle ravive néanmoins la course d’influence régionale dans le nord-est du pays et aura un impact sur l’évolution du conflit.
Cette décision soudaine et unilatérale, prise contre l’avis de ses conseillers, a provoqué une véritable onde de choc et une levée de boucliers tant au sein de l’administration, du parti républicain que de l’establishment militaire et, plus étonnamment, chez les démocrates. Elle a aussi mis en évidence les divergences au sein de l’exécutif américain, enclenchant un bras de fer public déconcertant et une nouvelle vague de démission, dont celle du secrétaire à la Défense.
Une décision pourtant prévisible prise par un président qui n’a eu de cesse d’annoncer sa détermination à quitter la Syrie et qui «marque le plein avènement de la politique étrangère qu’il a toujours affirmé vouloir appliquer» selon Karen DeYoung, rédactrice en chef adjointe au Washington Post. «S’il existe une Doctrine Trump, le retrait de Syrie en est la pleine éclosion.» Désormais il ne s’agit plus de savoir s’il aura lieu mais quand et comment?
Dans une Syrie livrée à une lutte régionale, l’Etat islamique n’était pas le seul objectif de la présence américaine. L’été dernier, le Département d’État avait convaincu Trump de rester en Syrie pour y contrer l’influence grandissante de l’Iran. Pour nombre de responsables américains, un retrait reviendrait à sacrifier pour rien un levier d’influence acquis à moindre coût et à laisser le champ libre aux Russes, aux Iraniens et au régime.
Retrait désordonné. Selon Robert Malley, CEO d’International Crisis Group, « Trump a raison de dire que la meilleure solution est de nous extirper de la Syrie, mais son erreur fatale réside dans la mise en œuvre de ce retrait». Un retrait désordonné et précipité pourrait embraser le nord-est syrien.
| Ce retrait représente pour Moscou autant une opportunité qu'un risque.
Contrairement à la Russie et aux autres puissances régionales impliquées en Syrie, les Américains ont peu d’intérêts dans la balance et une influence limitée. Leurs objectifs se résument principalement à défaire l’EI, à protéger les milices kurdes et soutenir leurs alliés régionaux, notamment Israël. «Atteindre chacun de ces objectifs ne sera pas déterminé par une présence militaire à long terme, en plus relativement faible», selon Malley.
Pour le géographe Fabrice Balanche, « Trump est réaliste, il ne souhaite pas s’embourber en Syrie. Il préfère partir sur une victoire contre l’EI que de voir des bombes exploser et décimer ses troupes comme à Manbij le 16 janvier dernier». Il y a des risques à quitter la Syrie, mais de beaucoup plus grands à y rester, estime Aaron Miller du Woodrow Wilson Center.
Avec 2 000 soldats sur le terrain, les Etats-Unis n’ont ni la volonté, ni la capacité de confronter directement l’influence iranienne en Syrie et de concurrencer celle de Moscou. La récente déclaration de Trump selon laquelle les Iraniens «peuvent faire ce qu’ils veulent» en Syrie relève plus d’un constat que d’un feu vert.
Aussi, ce retrait ne fait que prendre acte de la victoire de la Syrie et de ses alliés. Du reste, le nord-est n’aurait pas permis à Washington d’obtenir des concessions importantes, explique Robert Ford, ex-ambassadeur américain en Syrie.
La volonté de réchauffer les relations en dents de scie avec Ankara aura fortement pesé dans la balance. Cet acteur-clé, pivot de l’Otan, est courtisé avec succès par la Russie qui en a fait un partenaire incontournable du processus d’Astana. Les Américains ont besoin des Turcs afin de contrecarrer l’influence de la Russie et de l’Iran et garder un œil sur le processus politique. Il devenait impératif de rétablir la confiance avec la Turquie qui s’était trop rapprochée de l’Iran et de la Russie. La vente récemment autorisée de missiles Patriot à Ankara, malgré l’achat de S-400 russes, pourrait y avoir contribué. Si la Turquie a intérêt à se réconcilier avec Washington, il sera difficile de l’éloigner de l’axe irano-russe.
Changement tactique. A plus d’un titre, ce retrait ne constitue ni un «game changer», ni ne modifie la stratégie US. Pour Paul Salem, président du Middle East Institute, «les éléments de continuité dans la région l’emportent sur les changements». Le secrétaire d’Etat américain affirmait le 13 janvier que ce retrait constituait un «changement tactique» qui n’affectait pas les objectifs de son administration au Moyen-Orient et les efforts visant à détruire l’EI et à faire pression sur l’Iran.
Par ailleurs, la Conférence de Varsovie visait à rassurer les alliés sur la solidité des engagements américains au Moyen-Orient à long terme. Mais selon Amos Harel, analyste militaire à Haaretz, «cette région sera moins présente quotidiennement pour les Etats-Unis et ses alliés seront contraints de faire face aux défis grandissants en s’appuyant davantage sur eux-mêmes». Une volonté clairement affichée de sous-traiter les questions régionales en impliquant plus les alliés tant dans la lutte contre l’EI que l’Iran.
En mettant un terme à une présence résiduelle, Washington laisse la «patate chaude» à la Russie et à la Turquie. Son retrait va relancer une course pour le contrôle du nord-est avec les risques de confrontation qu’elle comporte.
Toutes les parties devront désormais avancer leurs pions et certaines ententes seront soumises à rude épreuve. Hormis pour le régime, qui en est le grand bénéficiaire, il serait erroné de raisonner simplement en terme de gagnants et de perdants.
Pour Ankara notamment, ce retrait pourrait être un cadeau empoisonné. Il ne pourra plus jouer sur la rivalité entre les deux grandes puissances et se retrouvera seul dans un ménage à trois avec l’Iran et la Russie. Sans aval russe, son offensive contre les Kurdes est désormais compromise. De plus, Erdogan a échoué lors du dernier sommet de Sotchi à rallier Moscou à son projet de zone de sécurité à la frontière turco-syrienne qui porterait atteinte à l’intégrité territoriale de la Syrie. Pour sa part, la Russie a proposé de réactiver le traité sécuritaire d’Adana de 1998 qui lui permettrait d’assurer un redéploiement de l’armée syrienne à la frontière nord et d’entraîner la Turquie sur le chemin de Damas. Les Kurdes n’auront d’autre choix que de négocier avec les Russes et le régime un retour de l’armée syrienne dans le nord.
Vue de Moscou, l’annonce d’un retrait américain a été accueillie avec un certain scepticisme. Il n’est pas sans danger pour la Russie qui, parallèlement à la poursuite du dialogue politique, devra «manœuvrer entre Damas et Ankara pour empêcher l’émergence d’une “guerre pour l’héritage américain”», prévient Kirill Semenov, chercheur au Russian International Affairs Council. Le Kremlin s’expose aussi à des risques de frictions avec la Turquie sur la question kurde et celle d’Idleb et devra également gérer le conflit irano-israélien et en contenir les effets. Autant dire que ce retrait représente pour Moscou autant une opportunité, celle d’être l’artisan clé d’une solution en Syrie, qu’un risque étant donné la difficulté d’y parvenir. Il lui faudra à nouveau faire preuve d’ingéniosité diplomatique afin de réunir tous les acteurs autour de la table des négociations, un véritable travail d’orfèvre.
Camille Najm