Une ligne dans le sable du Britannique James Barr vient de sortir en livre de poche (Ed. Perrin – Coll. Tempus), et le sujet est précisé dans ce sous-titre: «Le conflit franco-britannique qui façonna le Moyen-Orient». Magazine a profité du passage à Paris de l’auteur pour lui demander son analyse de l’évolution des pays du Levant et de leur devenir.
Cet associé au King’s College de Londres développe l’idée que l’accord Sykes-Picot est «la source majeure du chaos actuel au Moyen-Orient, et que les crises actuelles sont en grande partie la conséquence des décisions désastreuses prises par les Français et les Britanniques entre 1915 et 1945». Deux raisons à cela, selon lui: «Premièrement, le désaccord des deux négociateurs concernant le statut futur de la Palestine a déclenché une concurrence entre les Britanniques et les Français pour le soutien des Juifs. Pour les Britanniques, les Juifs sionistes devaient servir de bouchon dans leur plan stratégique pour le Moyen-Orient. Alors que les Français ont soutenu les terroristes juifs dans les années 40 pour se venger des Britanniques. Lesquels, à leur tour, ont soutenu les nationalistes libanais et syriens pour expulser les Français du Levant. Les Français, en outre, voyaient le succès des Juifs en Palestine, puis de l’Etat d’Israël, comme un moyen de ralentir, voire d’inverser, le nationalisme arabe croissant apparu en Algérie, à l’époque une colonie française. Deuxièmement, en imposant des frontières arbitraires, l’accord Sykes-Picot rappelait aux populations locales leur impuissance millénaire face aux pouvoirs étrangers dans cette région. L’accord Sykes-Picot est pour moi le symptôme de cette vulnérabilité ancienne du Moyen-Orient, vulnérabilité qui ne fait qu’aggraver la situation actuelle».
Eviter l’exportation du chaos syrien
L’éclatement du Levant est-il inéluctable ou la situation est-elle encore récupérable? Les conditions mises en place au début du XXème siècle vont-elles générer «une guerre sans fin»? Réponse de James Barr, diplômé d’histoire contemporaine à Oxford: «Rien n’est inéluctable, mais la situation me semble de plus en plus difficile en raison de l’implication de plusieurs concurrents intéressés dans la guerre en Syrie. L’important est que les nations amies du voisinage fassent tout pour empêcher l’export du chaos actuel syrien».
Que pense-t-il des experts qui prédisent la naissance d’un «arrière-petit-fils» de Sykes-Picot dans une situation au Moyen-Orient toujours plus troublée? L’historien britannique ne partage pas leur avis. «Je considère qu’«un tel enfantement créerait un précédent que beaucoup d’Etats voudraient éviter. Donc, je ne constate pas de tendance dans ce sens en ce moment, malgré les rumeurs qui tourbillonnent. En même temps, en Syrie et en Irak, les gouvernements gardent leurs frontières historiques, mais ils ont chacun une puissance très limitée. Cette faiblesse est très attrayante pour certains pouvoirs, comme l’Iran et la Russie. Et malheureusement, l’étude de l’histoire dite de «longue durée» de cette région nous rappelle que rien n’est permanent», analyse-t-il.
Israël n’est pas «gagnant»
Le couple parental franco-britannique à l’origine de ce fameux accord ne serait-il pas aujourd’hui remplacé par le duo russo-américain? A cette question, Barr répond: «L’époque du couple franco-britannique est un chapitre de l’histoire, même si les Libanais croient les Français toujours très influents. Pour moi, depuis 1979, la dynamique et la tension se sont plutôt déplacées entre les Etats-Unis (et peut-être Israël) et l’Iran; mais l’exploitation du pétrole a rendu plusieurs pays plus riches et plus influents et la situation actuelle est très complexe, comme on le voit en Syrie».
Partage-t-il le point de vue selon lequel «entre l’affaiblissement des Arabes et la perte d’influence du couple franco-britannique, le seul gagnant est Israël, qui profite du chaos ambiant pour renforcer son existence et agrandir son territoire»? Réponse de l’historien: «Je ne caractériserais pas Israël de «gagnant»! Voilà un pays qui jouissait d’une réputation très belle en Europe jusqu’à la fin des années 60 mais qui, aujourd’hui, suscite des réactions mitigées à cause de sa politique récente. J’ajouterais que l’Iran a élargi son influence vers l’Ouest depuis 2003».
Liban entre inquiétude et espoir
Que dire du Liban? Tenant compte du passé et des défis actuels nés des nombreuses interférences extérieures, pense-t-il que la souveraineté de ce pays, sa stabilité, sa diversité et la pérennité de son modèle sont en péril? James Barr apporte une réponse mitigée, teintée aussi bien d’inquiétude que d’optimisme. «La situation du Liban me semble périlleuse depuis son indépendance en 1943. La combinaison du chaos syrien et de la crise financière actuelle est très inquiétante. Mais ce qui me frappe c’est la manière de penser des Libanais. Voici un pays qui a survécu à une guerre civile qui a duré quinze ans et qui a réussi jusqu’à ici à ne pas être aspiré par le vortex syrien. L’histoire du Liban et des Libanais me donne de l’espoir».
Béchara BON (à Paris)