Magazine Le Mensuel

Nº 3021 du vendredi 2 octobre 2015

à la Une

Poutine et Obama. A chacun son jeu

L’hyperactivité russe et le développement de la stratégie de Vladimir Poutine pour résoudre le conflit en Syrie auront été au cœur de la 70e Assemblée générale de l’Onu. Le retour à plus de realpolitik dans ce dossier semble acté, malgré la persistance de divergences entre Moscou et Washington. La Russie n’a pas attendu le règlement de ces divergences. Ses avions ont mené leurs premiers raids, mercredi, contre des positions rebelles à Homs et Hama. John Kerry n’a pas caché son mécontentement.

Très attendu, le discours du président russe, Vladimir Poutine, devant l’Assemblée générale des Nations unies, lundi 28 septembre, est apparu comme le point d’orgue des développements de ces dernières semaines. Un point d’orgue diplomatique, alors que tout semble s’accélérer.
Mis au ban de la communauté internationale, notamment par les Occidentaux, depuis l’annexion de la Crimée et le conflit en Ukraine, le chef du Kremlin est pourtant apparu plus sûr de lui que jamais. Plus inflexible aussi. Poutine a ainsi appelé, dans son allocution, à la formation d’une «large coalition antiterroriste», destinée à succéder à celle formée par les Etats-Unis, afin de battre en brèche l’avancée de l’Etat islamique (EI) sur le terrain. Une coalition qui, contrairement à la précédente, inclurait l’Iran et le régime syrien de Bachar el-Assad, que la Russie continue de soutenir coûte que coûte. «A part les troupes de Bachar el-Assad et les forces kurdes, personne ne se bat vraiment contre l’Etat islamique», a-t-il dénoncé, soulignant que «les rebelles modérés formés par l’Occident rejoignent eux aussi les rangs de (Daech)». Le président russe a souligné que «toutes les tentatives de jouer avec les terroristes, et surtout de les armer, sont extrêmement risquées». «Notre approche honnête et directe est utilisée pour accuser la Russie de vouloir satisfaire ses ambitions», a-t-il poursuivi, balayant les critiques dont il fait l’objet depuis plusieurs semaines, appelant de ses vœux la mise en place d’une stratégie inclusive de reconstruction du Proche-Orient, qui permettra de «tarir les flux de réfugiés» qui assaillent l’Europe actuellement.
La stratégie proposée par Moscou a reçu un accueil plutôt favorable de la part de Washington. Barack Obama, qui s’est exprimé quelques minutes avant son homologue russe à la tribune de l’Onu, a déclaré que les Etats-Unis étaient «prêts à travailler avec toutes les nations, y compris la Russie et l’Iran», pour résoudre le conflit syrien. Toutefois, il a maintenu que toute solution à la guerre devait passer par le départ du «tyran» Assad, une position partagée par le président français François Hollande. Un bémol qui a attiré une réponse cinglante de Vladimir Poutine. «J’ai le plus grand respect pour mes homologues américain et français, mais ils ne sont pas des ressortissants syriens et ne doivent donc pas être impliqués dans le choix des dirigeants d’un autre pays», a-t-il dit.
Les deux présidents se sont ensuite rencontrés pour leur premier entretien bilatéral depuis plus de deux ans. Une discussion tendue d’une heure et trente minutes, dont peu de détails ont filtré, si ce n’est que la situation en Syrie mais aussi en Ukraine ont été les principaux sujets de discussion. Ce que l’on sait, en revanche, c’est qu’Obama et Poutine sont tombés d’accord sur le principe de discussions tactiques sur la Syrie entre leurs deux armées. «Nous avons beaucoup de choses à faire. Il existe une opportunité d’œuvrer ensemble au règlement des problèmes», a commenté le chef du Kremlin au sortir de l’entrevue. Le Pentagone devrait ainsi organiser les échanges entre officiers, tandis que les discussions politiques se poursuivront, redynamisées par l’initiative russe.
 

Rétropédalage en règle
Quant au cas Assad, il pourrait être relégué au second plan. Le chef de la diplomatie américaine, John Kerry, a estimé que la Russie et l’Iran «sont, tous les deux, en position de pouvoir décider d’empêcher Assad de balancer des barils de bombes, en échange peut-être de quelque chose que nous pourrions faire», a-t-il déclaré sur la chaîne MSNBC, tout en restant très évasif. Le rétropédalage américain est en tout cas en marche. Kerry a souligné, sur la CNN, que Washington était désormais en faveur d’une «transition ordonnée, contrôlée afin d’exclure les risques de revanchisme, de pertes, de vengeance», arguant que si Bachar el-Assad quittait son poste plus vite que prévu, cela pourrait provoquer «un vide, une implosion» en Syrie.
Si Moscou exclut pour l’instant toute participation à une opération terrestre contre Daech, en revanche, l’idée serait de permettre à la coalition élargie de bénéficier de l’appui sur le terrain des forces du régime Assad, sa carte maîtresse. Les raids de la coalition actuelle, décriés comme inefficaces pour ralentir la progression de l’EI, pourraient prendre une autre dimension, en bénéficiant des renseignements glanés au sol par l’armée syrienne et les groupes kurdes. La stratégie russe consisterait donc à appuyer les forces du régime afin qu’elles puissent reprendre les grandes villes syriennes qui sont tombées sous la coupe de Daech.
Mais pour cela, il faut d’abord que Vladimir Poutine parvienne à convaincre ses partenaires occidentaux de l’importance du maintien de Bachar el-Assad au pouvoir. En tout cas, jusqu’à ce que l’ébauche d’une solution soit trouvée. Ce que l’on sait, c’est que la première étape du plan russe permettra de réunir les «principaux acteurs» dans le conflit syrien, incluant les Etats-Unis, la Russie, l’Arabie saoudite, l’Iran, la Turquie et l’Egypte, en octobre, après la constitution de quatre groupes de travail.

 

Priorité à la realpolitik
Jusqu’à présent, Moscou peut déjà compter sur la coordination avec l’Irak, la Syrie et l’Iran. Une cellule de renseignement a été mise en place à Bagdad avec l’objectif de lutter plus efficacement contre Daech. «Il s’agit d’une commission de coordination entre quatre pays dans le cadre du renseignement militaire dont le but est de partager et d’analyser l’information», a déclaré Saad el-Hadithi, porte-parole du gouvernement irakien. Côté russe, on ajoute: «Les principales fonctions de ce centre seront de collecter, traiter et analyser les informations concernant la situation au Moyen-Orient dans le contexte de la guerre contre l’EI, et de les partager avec les parties concernées et les transférer rapidement aux états-majors de ces pays».
Ces dernières semaines, plusieurs chancelleries occidentales, dont Berlin et Londres, ont semblé admettre, sans doute par pragmatisme, que le départ du président syrien n’était plus une priorité immédiate. Un regain de realpolitik, sans doute provoqué par l’afflux de migrants en Europe − un déclic − et le pouvoir d’attraction toujours exponentiel de l’Etat islamique sur les recrues occidentales. Angela Merkel, la chancelière allemande, n’a pas hésité à dire qu’il «faut parler avec de nombreux acteurs, et cela implique Bachar el-Assad».
Les Occidentaux sont las des disputes de l’opposition syrienne, plus morcelée que jamais, et surtout, sans stratégie claire. Sur le terrain, les échecs successifs de l’armée régulière sur le plan militaire face à Daech, préoccupent.
Même la Turquie, pourtant inflexible sur Assad, semble opérer un tournant diplomatique, sans en avoir l’air. Pour preuve, les déclarations de Recep Tayyip Erdogan mi-septembre, indiquant «qu’il est possible que le processus (de transition) se fasse sans Assad, comme ce processus de transition peut se faire avec lui», par la suite rejetées fermement par le Premier ministre Ahmet Davutoglu. Plombée par une instabilité gouvernementale, la Turquie pourrait être prête à faire des concessions.
L’Iran en revanche s’est, d’ores et déjà, positionné comme un allié incontournable. Depuis la tribune de l’Onu, le président iranien, Hassan Rohani, a appelé à un «front uni contre l’extrémisme et la violence», dénonçant «l’échec de la communauté internationale» en Irak, en Syrie et au Yémen.
L’Arabie saoudite pourrait donner plus de fil à retordre. Bien qu’en affaires avec la Russie − avec des investissements portant sur 10 milliards de dollars −, Riyad reste inflexible, comme l’ont prouvé les dernières déclarations du chef de la diplomatie saoudienne à New York, mardi soir. Rejetant les initiatives russes, Adel el-Jubeir a martelé qu’Assad devait quitter le pouvoir sous peine d’être confronté à une «option militaire». Deux options se présentent selon lui: «Un conseil de transition du pouvoir ou une option militaire qui se terminerait également par la destitution d’Assad».
Quant à la France, sa politique étrangère est plus floue que jamais. Alors que les premiers raids aériens, visant des bases de l’Etat islamique en Syrie, ont eu lieu le week-end dernier, les déclarations anti-Assad formulées par le passé tant par François Hollande que par son ministre des Affaires étrangères, Laurent Fabius, rendent plus délicat un rétropédalage. A l’Onu, Hollande a persisté dans ses propos arguant que toute solution passait obligatoirement par le départ d’Assad, avant toute chose, au risque de se retrouver isolé et exclu des futurs pourparlers organisés par les Russes. Le Premier ministre français, Manuel Valls, a davantage nuancé ses propos, déclarant «prôn(er) bien sûr une solution politique et diplomatique qui permette à l’opposition modérée et à des éléments du régime de favoriser une transition pour la Syrie». L’enquête préliminaire ouverte par le parquet de Paris pour «crimes de guerre» perpétrés par le régime syrien entre 2011 et 2013, après un signalement du Quai d’Orsay, ne devrait pas arranger les choses. Comme en septembre 2014, alors que la France et les Etats-Unis envisageaient des frappes contre le régime syrien après les attaques à l’arme chimique, Paris pourrait se retrouver bien seul dans ses positions.
L’étalage de forces déployé par Moscou ces dernières semaines et le show de Poutine à l’Onu parviendront-ils à convaincre les plus récalcitrants? En tout cas, le dirigeant russe semble déterminé à mener la barque jusqu’au bout, même si l’ébauche d’une solution n’est pas attendue avant plusieurs mois, dans le meilleur des cas. Mercredi 30 septembre, Vladimir Poutine a demandé et obtenu des sénateurs russes «l’autorisation de recourir à un contingent des forces armées russes en dehors du territoire de la Russie», qui concernerait uniquement les frappes aériennes. Etrange coïncidence, on apprenait quasi simultanément que Bachar el-Assad avait officiellement demandé à la Russie de lui fournir une aide militaire pour lutter contre l’EI. Tout se met donc en place pour paver la voie à la stratégie russe, tout en faisant monter les enchères pour pousser les Occidentaux et les Arabes du Golfe dans leurs derniers retranchements.

Jenny Saleh

Ankara-Moscou: relations compliquées
Dirigées par deux hommes forts, la Russie et la Turquie ont autant de points communs que de désaccords profonds. Parmi ceux-ci, la relation de Moscou avec Damas. Ce n’est un secret pour personne qu’Ankara soutient les groupes rebelles depuis le début du conflit syrien, facilitant leur transit, alors que Recep Tayyip Erdogan cherche à se positionner comme leader des sunnites de la région. Vladimir Poutine, lui, apporte un soutien indéfectible au régime de Bachar el-Assad. Autres écueils à la relation russo-turque, plus anciens, la reconnaissance par Moscou du génocide arménien perpétré par la Turquie en 1915 et le rôle protecteur que tient la Russie envers l’Arménie. Ankara soutient en revanche l’Azerbaïdjan, pays turcophone, en conflit larvé depuis longtemps avec Erevan. A cela s’ajoutent les différends concernant les Tatars de Crimée, musulmans turcophones, soutenus par la Turquie, quand les Russes entretiennent de bonnes relations avec les Kurdes, véritable épine dans le pied d’Erdogan. Et cela ne devrait pas s’arranger, Poutine ayant déclaré lundi dans son discours, qu’il souhaitait inclure les Kurdes dans son alliance antiterroriste en Syrie. Parviendront-ils à surmonter ces dissensions? Pas si sûr. Lors de l’inauguration de la grande Mosquée de Moscou le 23 septembre dernier, les deux leaders ne se sont même pas adressé la parole…

Les armes américaines aux mains d’al-Nosra
La nouvelle ne pouvait tomber plus mal pour les Américains. Alors que l’inefficacité des raids de la coalition menée par les Etats-Unis est pointée du doigt, des rebelles syriens entraînés par les Etats-Unis ont remis une partie de leur équipement au Front al-Nosra, la branche d’al-Qaïda en Syrie, en échange d’un sauf-conduit. Six pick-up, ainsi que des munitions auraient ainsi été donnés à un intermédiaire présumé du mouvement, les 21 et 22 septembre derniers, comme l’a reconnu le porte-parole de l’US Central Command, le colonel Patrick Ryder. Des révélations plus que gênantes. Ce fiasco fait écho aux déclarations du général Lloyd Austin, chef du Commandement central, qui supervise les opérations de l’armée américaine au Proche et Moyen-Orient, il y a dix jours. Selon lui, seuls quatre ou cinq insurgés syriens formés par l’armée US pour combattre Daech étaient encore actifs sur les quelque 60 premiers éléments envoyés sur le terrain… Rappelons que les forces américaines avaient lancé en mai un programme censé former 5 400 combattants par an, afin de disposer d’un relais au sol, en soutien à la coalition. Mardi soir, des responsables de l’Administration Obama ont annoncé que le programme était partiellement suspendu, le temps de réexaminer ce projet.

Le Liban entre deux alliances
L’initiative de Moscou de créer une alliance eurasienne contre le terrorisme jette les bases, à terme, d’un nouvel ordre régional appelé à coexister, pour l’instant, avec l’ancien ordre apparu depuis la signature des accords de Camp David. Ce nouvel ordre régional n’est pas forcément en contradiction avec les intérêts du Liban, il lui permettrait même de réaliser deux objectifs, comme l’a expliqué Sergueï Lavrov au Premier ministre, Tammam Salam, qu’il a rencontré à New York:
♦  Obtenir l’aide matérielle et stratégique pour moderniser le rôle de ses forces armées, en prévision de la guerre qu’il mènerait contre les groupes et réseaux terroristes et le takfirisme sous toutes ses formes. Les armes que les membres de l’alliance parrainée par la Russie offriront au Liban répondront aux techniques et aux critères militaires et économiques adéquats.
♦  Obtenir un parapluie international et régional renforçant sa position et lui permettant de résoudre le problème de la présence des réfugiés syriens sur son territoire. Ceci suppose une coopération avec des pays de la nouvelle alliance, notamment avec le gouvernement syrien. Le Liban programmerait une double stratégie portant sur le soutien humanitaire aux réfugiés et l’organisation de leur rapatriement dans leur pays en coordination entre Beyrouth et Damas et avec l’aide de l’union régionale internationale.
Certaines sources placent de l’espoir dans la 70e session de l’Assemblée générale de l’Onu pour réduire le fossé entre l’alliance atlantique, conduite par les Etats-Unis, et l’alliance eurasienne, dirigée par la Russie, dans leur approche de la lutte contre le terrorisme islamiste. 

Ali Nassar

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