Magazine Le Mensuel

Nº 2940 du vendredi 14 mars 2014

Editorial

Un gros bouton sur le nez

Le gribouillis d’un enfant est encore plus compréhensible que le tableau qui nous est offert par la classe politique libanaise. Le griffonnage d’un gamin répond, en effet, à une logique, simple mais raisonnable, qui fait atrocement défaut à ceux qui tiennent entre leurs mains malpropres nos tristes destinées.
La vie politique libanaise est faite de telles incongruités que les grilles de lectures conventionnelles ne sont plus valides pour en déchiffrer le cheminement. Eclaircies et blocages, tensions et détente, climat positif et pessimisme, se suivent à un tel rythme que notre existence n’est plus qu’une succession sans fin d’éclats de rires et de sanglots. D’aucuns diagnostiqueraient «un état de folie avancé», d’autres une «crise d’hystérie aiguë». Comment garder l’esprit serein et lucide dans des circonstances aussi malsaines que délétères?
La logique – puisqu’il ne faut jamais s’en départir – dit que la formation du gouvernement des antagonistes est le résultat d’une convergence de volontés, internes et externes, qui se sont retrouvées autour d’une priorité, celle de la stabilité du pays. David Hale, Alexander Zasypkin, Ghadanfar Rokn Abadi et d’autres diplomates moins médiatisés n’ont de cesse de le répéter: il faut stopper le processus d’engloutissement du Liban par la crise syrienne, limiter les dégâts et empêcher un embrasement général, qui le projetterait vers le point de non-retour.
De ce souci est né le miracle, comme l’a si bien décrit Sejaan Azzi, qui a permis d’installer autour de la table du Conseil des ministres le 8 et le 14 mars, et plus particulièrement, le Hezbollah et le Courant du futur. Les vertus miraculeuses ont aussi eu leur effet sur le général Michel Aoun et M. Saad Hariri, qui ont échangé louanges et amabilités et se sont découvert plein de points communs, après s’être étripés pendant des années. Que les deux hommes n’aient pas pris la peine d’expliquer à leurs moutons les raisons de ce coup de foudre n’est pas l’objet de notre propos. Leurs ouailles n’auront qu’à leur demander des comptes… si un jour les élections législatives parvenaient à s’échapper de la prison de la prorogation où elles croupissent.
Au nom de la stabilité donc, les adversaires se sont livrés à un partage du gâteau et des miettes, surmontant, comme par enchantement, tous les obstacles. L’équation vitale de la relation entre le sort des chrétiens d’Orient et l’exploitation des ressources gazières du Liban a pu être résolue. Le facteur X (Gebran Bassil) a été remplacé par l’inconnu Y (Arthur Nazarian), et le tour est joué. Avec autant de facilité, le Courant du futur a transformé la condition sine qua non du retrait préalable du Hezbollah de Syrie pour siéger à ses côtés dans un gouvernement, en option facultative; et le Hezbollah a soudain réalisé que la libération de la Palestine ne passe plus par la formule gouvernementale 9-9-6. Tant pis pour les moutons qui n’auront rien compris!
La logique de la stabilité – encore elle – exige que le processus de formation du gouvernement, soutenu par les fameuses volontés internes et externes, soit mené à son terme. C’est-à-dire que le cabinet obtienne la confiance du Parlement et entame son travail dans des conditions normales. Il est en effet illogique que les puissances influentes se soient donné tellement de peine à convaincre les Libanais des bienfaits d’un gouvernement de partenariat pour s’arrêter, ensuite, en cours de route. C’est justement – et paradoxalement – ce qui semble se produire. A la grande joie de leurs moutons respectifs, qui n’arrivaient toujours pas à avaler les couleuvres de l’entente retrouvée, les protagonistes ont décidé de nous rejouer la même comédie lors du feuilleton de la déclaration ministérielle.
Le comportement des membres de la commission de rédaction de la déclaration ministérielle ressemble à un gros bouton poilu sur le nez de Lisa Gherardini. Une affolante anomalie sur la Joconde.
Que le processus de stabilisation du Liban, souhaité par Paris, Washington, Moscou, Téhéran, Riyad (etc.) puisse être compromis par une querelle autour d’un mot, la «résistance», paraît incongru.
Certains lient la mise en veilleuse de ce processus aux résultats de la prochaine visite de Barack Obama en Arabie saoudite, à la crise ukrainienne ou encore à l’issue de la bataille de Yabroud. D’autres n’y voient que des chamailleries locales, motivées par des enjeux domestiques, sans grande influence sur le cours des événements. Sauf si, pour une fois dans l’histoire, les volontés internes se seraient imposées sur les volontés externes.
On aurait alors eu l’immense privilège et la grâce absolue d’avoir été témoins du plus grand miracle en 2000 ans.

Paul Khalifeh

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