Magazine Le Mensuel

Nº 2926 du vendredi 6 décembre 2013

Livre

Retour sur un débat. Des voyages plein la tête

Dans le cadre du 20e Salon du livre francophone de Beyrouth, les écrivains Dominique Fernandez, Alexandre Najjar, Olivier Germain-Thomas, Christian Giudicelli et le photographe Ferrante Ferranti dissertent sur le sens de l’écrivain voyageur.
 

«Qu’est-ce qu’un écrivain voyageur», questionne, de prime abord, Georgia Makhlouf, modératrice de la table ronde. Le débat est lancé. «Ça n’existe pas, répond de but en blanc Dominique Fernandez, romancier et membre de l’Académie française. Je suis contre cette dénomination. Nous sommes tous des écrivains. Cette étiquette peut recouper n’importe qui. Proust est allé à Venise, est-ce que nous devons le catégoriser? Nous faisons autre chose que voyager, nous mangeons, nous dormons, je ne suis pas pour autant un écrivain mangeur, note-t-il avec ironie. Les seuls écrivains voyageurs sont peut-être ceux des guides de voyage comme le Routard ou le Michelin. Les romans sont des voyages et les voyages sont des romans, c’est la même chose». Des propos qu’approuve Christian Giudicelli, romancier et membre du comité de lecture des éditions Gallimard. «Dans notre collection Le Sentiment géographique (où l’auteur a publié Tunisie, saison nouvelle en 2012) nous avons demandé à des écrivains de parler d’un lieu qu’ils aimaient ou qu’ils voudraient découvrir, explique-t-il. Le guide du Routard ne nous informe pas sur la réalité de là où l’on va. L’écrivain a, quant à lui, cette sensibilité qui lui permet de faire ressortir une vision différente du pays abordé». Pour sa part, l’essayiste et romancier Olivier Germain-Thomas, spécialisé dans les cultures d’Asie, n’a pas d’objection à être défini comme écrivain voyageur. «Comme dirait Pascal, je ne doute pas du nom si on m’en donne le sens, présente-t-il. Tant que l’on ne nous enferme pas dans une case … car nous sommes libres comme des papillons». L’écrivain a découvert l’Asie il y a plus d’une vingtaine d’années et en a fait sa terre de prédilection. «Le voyage, c’est un peu comme la curiosité d’un enfant qui regarderait les autres portes de sa maison, là où il n’a pas coutume d’aller, pense-t-il. De plus, le récit de voyage est un prétexte à faire entrer tous les éléments de la vie, de la poésie à la philosophie en passant par l’imagination». De la poésie, un autre invité du jour va en faire usage pour évoquer son voyage en Suède. Il s’agit d’Alexandre Najjar qui a présenté, cette année, au Salon du livre, son dernier roman intitulé Les anges de Millesgârden. Et si l’auteur libanais n’avait pas au départ prévu d’en écrire un livre, il avait toutefois pris soin de noter ses impressions lors de ses différentes visites. «C’est une déformation professionnelle, avoue-t-il. J’ai l’habitude de prendre tout le temps des notes, de m’intéresser à l’histoire et aux coutumes du pays visité». Et la Suède allait lui préparer une belle surprise. «Cela a été le coup de foudre, s’exclame-t-il. Le choc était tellement violent et saisissant, le dépaysement total. Il y existe un tel respect de la femme, de l’enfance, et d’autre part, la corruption y est, par exemple, absente. Bien que nous en ayons souvent le cliché d’un pays mortellement ennuyant l’hiver, la Suède est un pays à faire aimer et découvrir». Et c’est ainsi que le projet du livre est né. «J’avais envie de partager ce sentiment, poursuit-il. C’est comme une métaphore amoureuse. Dans une première rencontre, il y a cette attraction fatale, les premiers émois. Les premières sensations sont les plus authentiques. Puis, on devient apprivoisé et il faut vérifier en tant qu’auteur que ces sensations ne soient pas superficielles, en se rendant plusieurs fois sur place». Des voyages, Dominique Fernandez et le photographe Ferrante Ferranti en ont fait quelques-uns ensemble, de l’Algérie antique, à Rome en passant par le transsibérien ou encore la Sibérie. «Le photographe travaille sur le hasard et l’écrivain sur le destin en envisageant l’Histoire, les déportations, les tragédies, commente Dominique Fernandez. C’est l’alliance des deux qui fait la réussite d’un ouvrage. Il faut savoir préserver l’émotion», ajoute-t-il avant d’envoyer un clin d’œil malicieux à Najjar. «La Sibérie avec le poids de l’Histoire russe est bien plus intéressante que la Suède. Entrer dans d’anciens goulags a été la plus forte émotion que j’ai jamais ressentie». Et cette émotion peut être transmise par l’écriture ou par la photographie. «Parfois, aucune image ne peut restituer la poésie des mots, conçoit Ferranti, et vice-versa. Il faut arriver à restituer la magie du lointain. Le voyage, c’est aller objectivement vers la réalité, l’écrire, c’est utiliser une démarche subjective».
Quant à savoir si les voyages se conjuguent avec la perte de racines, Germain-Thomas a son idée sur la question: «Plus j’ai voyagé, plus j’ai trouvé mes racines. La curiosité ne va pas à l’encontre de la fidélité aux traditions d’origine, bien au contraire». Des racines, parfois, remises en question. Si Najjar montre, dans son roman, les limites du paradis suédois en avouant avoir parfois envie d’un brin d’anarchie, son expérience lui permet également d’envisager d’un autre œil la situation de son propre pays. Pourquoi les Vikings sont devenus des êtres raffinés et les Phéniciens ont si mal évolué? questionne-t-il. Pourquoi avons-nous échoué? Ce roman, c’est un acte de foi, déclare-t-il, de revendication, je ne peux plus accepter mon pays comme il est aujourd’hui».

Delphine Darmency

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