Magazine Le Mensuel

Nº 2867 du vendredi 19 octobre 2012

à la Une

Le moulin de Roumié. Les secrets du système B

Avec la complicité active des dirigeants de la plus grande prison du pays, les détenus de Fateh el-islam ont transformé le bâtiment B du centre de détention de Roumié en véritable émirat islamique. Plongée dans ce mini-Etat où règne la loi du jihad. Edifiant.

Dans le bâtiment B de la prison de Roumié, sont détenus les individus les plus dangereux du pays. Ils évoluent ensemble, depuis des années, dans le même espace confiné, dans des conditions exécrables. Loin des écrans radar, se sont développées des affinités, des complicités qui ont fini par tisser une véritable société secrète avec ses lois et ses règles. Comme s’il mijotait dans cette cocotte-minute, à échelle humaine, un cocktail explosif qui ne demandait qu’à s’échapper. Le bâtiment B compte trois étages. Les deux premiers abritent des prisonniers de toutes confessions. Les violeurs y côtoient les criminels, mais ils se méfient les uns des autres. Reclus dans leur solitude, ils ne reçoivent souvent plus aucune visite. Ils errent dans la cour, purgeant dans l’indifférence leurs lourdes peines de prison, lorsqu’ils ont été jugés. Le délabrement des lieux, le manque de personnel et le marchandage avec les geôliers facilitent la circulation de cigarettes ou de téléphones portables, mais rien de plus. Au troisième étage du bâtiment, c’est une autre histoire qui se raconte.
 

Un monstre à six têtes
Au-dessus, ce sont 88 prisonniers qui font la loi. Tous membres du groupuscule de Fateh el-islam, qui a tué 168 soldats de l’Armée libanaise dans le camp palestinien de Nahr el-Bared en 2007. Ils ont été emprisonnés ensemble, dans le même espace confiné où ont été également entreposés d’autres islamistes. S’ils avaient été répartis sur les trois étages, leur force de frappe aurait peut-être été contrôlée. Au cours de leur dernière mutinerie, il y a plusieurs semaines, ils ont détruit les portes de leurs cellules. L’administration ne les a toujours pas réparées. Ils vont et viennent librement dans les couloirs du bâtiment, en toute impunité. Lorsque l’administration pénitentiaire a eu l’outrecuidance de vouloir transférer l’un de leurs frères, les geôliers ont été pris en otages et brimés dans la cour de la prison. Au troisième étage, l’autorité, c’est eux. Ces prisonniers ont même monté un atelier dans lequel ils fabriquaient des épées, des poignards ou des couteaux. Dans ce troisième étage, les salles de torture et les humiliations sont l’apanage des prisonniers, utilisées contre ceux qui ne respectent leur loi de Dieu. Les traîtres sont tondus.
Tous ces détenus sont équipés de smartphones et d’ordinateurs portables connectés à Internet qui facilitent la communication avec l’extérieur. Ils diffusent ainsi, depuis leur cellule, leurs fatwas et leurs édits jihadistes. Ils communiquaient certainement avec leurs donneurs d’ordres. Cet émirat est dirigé par un comité de cinq personnes. Il y a d’abord le chef spirituel du mouvement, Mahmoud Fallah, qu’on appelle Abou Samieh en prison mais qui, à l’époque de la bataille de Nahr el-Bared se faisait appeler Abou Bakr. Il y a ensuite Fayçal Al-Aqla, alias Abou Chyab, l’un des plus dangereux combattants du groupuscule. Ils sont aidés dans la prise de décision par Abou Salim Taha, porte-parole du Fateh el-islam, de Houssam Maarouf, autrefois l’un des leaders, dans le camp palestinien d’Aïn El-Heloué, de Jund el-Cham, Abou Obaïda – Badih Hamade à l’état civil -jihadiste chiite arrêté pour le meurtre de trois agents des services de renseignements de l’armée qui l’avaient repéré entre Aïn el-Héloué et le camp de Mié-Mié, à l’est de Saïda et, enfin, le Palestinien Abou Walid.
S’ajoute à cet état de fait un autre scandale qui révèle des ramifications plus inquiétantes. Le 23 septembre dernier, sur un forum Internet jihadiste, est diffusée une vidéo de 23 secondes dans laquelle sont montrés les corps sans vie de deux personnes, gisant sur le bitume d’une route de campagne. Les enquêtes auprès des détenus ont révélé l’identité de ces deux personnes: Mahmoud Fallah, le chef spirituel, et un certain Youssef Darwish, un détenu de Roumié, membre de Fateh al-Islam. Ce petit film aurait été monté en Syrie où ils poursuivaient leur jihad. Ce qui signifie tout simplement que ces deux individus se sont évadés, il y a au moins un mois.

Négligence complice
C’est l’une des particularités de cette prison de laquelle, selon plusieurs anciens prisonniers, on sort et on entre comme dans un moulin. Roumié n’est pas dotée de caméras de surveillance dans les couloirs ni dans la cour. Plus grave, les détenus bénéficient des largesses de leurs geôliers et de l’administration de la prison. Vendredi dernier, la direction de la prison reçoit un mandat d’amener à une audience en vue d’un procès, adressé à l’un des détenus. Ironie du sort, il s’agit de Mahmoud Fallah. Lorsque les surveillants se rendent à la cellule du prévenu, elle est vide. Ils remarquent l’absence de trois autres détenus, un Palestinien, un Syrien et un Algérien. Ils se seraient enfuis il y a plus d’un mois. 
Le ministre de l’Intérieur, Marwan Charbel, tape du poing sur la table. Les forces de l’ordre devront ravaler leur peur de l’endroit, où les prises d’otages et les attaques contre eux sont monnaie courante. Dans la journée de dimanche, un commando des forces spéciales des FSI a effectué une descente dans le bâtiment. Une centaine d’agents ont fouillé les cellules. La perquisition s’est déroulée sans heurts, avec l’approbation discrète des dirigeants du groupuscule. En quelques heures, le butin récolté est digne du stock d’un hypermarché.
Au rayon bricolage, on retrouve des outils en tous genres, des tournevis, des perceuses, des scies et des barres de fer. Au rayon cuisine: des couteaux et des hachoirs. A la pharmacie: plusieurs boîtes de médicaments, plusieurs boulettes de cannabis, ainsi que plusieurs seringues. Au rayon high-tech, on confisque près de 500 téléphones portables et trois routeurs connectés au réseau Internet. C’est la première fois qu’un recensement précis de l’ensemble des prisonniers est effectué. Habituellement, on envoyait un garde arpenter les couloirs, compter sommairement les détenus et assurer son supérieur que personne ne manquait à l’appel. Les détenus expliquent que les «sorties» sont fréquentes. Pas besoin de creuser ou de ruser. L’approbation d’un responsable, qui ouvrait les portes, suffisait.
 Face à cet état de fait, l’appareil d’Etat semble vouloir frapper un grand coup. Sur ordre du gouvernement, son représentant auprès du tribunal militaire, Sakr Sakr et le juge d’instruction chargé de l’affaire Dany Zeeny ont carte blanche. 64 officiers en poste à Roumié sont soumis à l’interrogatoire et une dizaine de personnes sont arrêtées. Ce sont le directeur de la prison, le commandant Ahmad Abou Daher, le lieutenant Abdel Hafiz Fawaz, deux sergents et trois surveillants. Ils sont accusés d’avoir couvert l’évasion des fugitifs, du bâtiment d’abord, et de la prison ensuite. Un autre officier est accusé de leur avoir fourni de faux papiers d’identité. Le médecin de la prison, Haytham Douhaymi, aurait prescrit de fausses ordonnances à ces détenus déjà en fuite.
L’enquête servira à déterminer les motivations des administrateurs de la prison. Ont-ils agi sous la menace, ont-ils été corrompus ou sympathisants de la cause que ces islamistes défendent? L’affaire est maintenant sur le bureau du premier juge d’instruction, Riad Abou Ghida. Depuis le début de l’année, ce sont 45 officiers de prison qui ont été arrêtés pour complicité. L’opération nettoyage peut commencer. 

 

Julien Abi-Ramia

Couverture sunnite?
La polémique est désormais très vive sur le terrain politique. Une grande partie des personnes interpellées cette semaine sont sunnites. Le CPL s’est déjà emparé de l’affaire pour sonner la charge contre le directeur des FSI, le général Achraf Rifi et les gouvernements précédents de Siniora et Hariri.
Il pointe l’«accointance des forces politiques sunnites du pays» avec ces «terroristes sanguinaires».
 Plusieurs sources expliquent que dans ce qui était devenu le sanctuaire islamiste de Roumié, les leaders sunnites ont toujours voulu garder le contact avec cette population-là. Selon ces sources, les services de Dar el-Fatwa livreraient des repas chauds, le Courant du futur faciliterait les démarches administratives et le Premier ministre Najib Mikati assurerait l’approvisionnement en eau potable.
D’aucuns estiment même que des responsables de Fateh el-islam sont en contacts téléphoniques réguliers avec certains conseillers politiques…   

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