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Paul Khalifeh

Fatale illusion

Que des Libanais soient caressés par l’illusion qu’ils peuvent «anéantir» l’adversaire pour rester seuls en selle est franchement inquiétant. Plus affolante encore est cette déconcertante facilité avec laquelle des têtes brûlées croient pouvoir en découdre à coups de rafales de mitraillettes avec ceux qui ne leur ressemblent pas. C’est fou combien la mémoire peut, parfois, être courte et la raison défaillante. Ces extrémistes, et autres inconscients, oublient que quinze ans de furies et de boucheries et autant d’années de tutelle bénie par l’Orient et l’Occident n’ont pu éliminer qui que ce soit. Ni la prison ou l’exil, ni l’oppression et les intimidations, et encore moins la torture et les assassinats, n’ont pu faire effacer de la conscience et de la réalité une personnalité ou un parti. Elles sont toujours là les dynasties, aux côtés de nos bonnes vieilles formations politiques, à se partager les strapontins du Parlement, avec quelques nouveaux venus qui font maintenant partie du décor. Tous ont résisté aux guerres, aux invasions, aux changements de régime, aux transformations qu’a connus le monde ces trente dernières années. Des blocs se sont effondrés (l’Union soviétique), des pays ont disparu de la carte et des mémoires (la Yougoslavie), des dictateurs éternels ont été pendus (Saddam Hussein), sommairement exécutés (Kadhafi), emprisonnés (Hosni Moubarak), renversés (Ali Abdallah Saleh), des chefs historiques ont été empoisonnés (Yasser Arafat), mais le Liban, lui, est toujours là. Il est fatigué, il a pris quelques rides, mais il est là. D’autres pays ne peuvent en dire autant.
Le système libanais est unique en son genre dans le sens où les leaders politiques représentent aussi leur communauté religieuse, même s’ils peuvent être, par ailleurs, mus par un authentique sentiment national et patriotique. Certes, à des moments de l’Histoire, une communauté peut jouer un rôle prédominant, elle doit cependant compter avec les autres. Elle ne peut prétendre en aucun cas les ignorer, les marginaliser et, à plus forte raison, les éliminer. Les druzes aux XVIIIe et XIXe siècles, les maronites de la moitié du XIXe siècle jusqu’au début de la guerre civile, les sunnites, partenaires principaux des maronites depuis l’Indépendance, les chiites ces trente dernières années, tous ont eu leurs moments de gloire. Et lorsque certaines communautés, voyant cette gloire disparaître, ont cru pouvoir perpétuer son éclat par un coup de force, elles ont payé très cher leur impardonnable erreur. Elles ont été contraintes de céder le rôle principal à une autre communauté. Il ne s’agit pas, dans ce propos, d’émettre un jugement de valeur sur le système libanais mais seulement un constat. Il est bien entendu que le régime, archaïque et bloqué, a montré ses limites, surtout ces sept dernières années, et a besoin d’être réformé en profondeur.
Du moment que personne ne peut éliminer l’autre, le dialogue entre les différentes composantes politico-communautaires devient non pas une option mais une nécessité. En fait, le dialogue constitue l’une des principales caractéristiques du système libanais, au même titre que la nature civile de l’Etat ou que la démocratie consensuelle. Les Libanais sont condamnés à discuter, à se faire mutuellement des concessions, à se creuser la cervelle pour trouver des compromis, à arrondir les angles. Par essence ou par définition, le Libanais doit être centriste dans les opinions et les comportements, lorsqu’il est appelé à les partager avec d’autres Libanais.
Ceux qui, aujourd’hui, refusent le dialogue, rejettent le Liban tel qu’il devrait exister pour être viable. Sans dialogue, c’est la confrontation et celle-ci peut se transformer en guerre à tout moment. Sauf si les contempteurs du dialogue pensent enfourcher le cheval du «Printemps arabe» dans l’espoir qu’il leur permettra de faire table rase du système actuel pour en installer un autre, plus conforme à leurs ambitions.
Mais il faut qu’ils soient prudents car le Printemps arabe n’a pas encore accouché de sa forme définitive. Sans doute que Mohammad Morsi, qui se voyait déjà en nouveau pharaon, a dû le réaliser en quittant son palais par la porte de service.

Paul Khalifeh

 

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