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Nº 3086 du vendredi 2 février 2018

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Monde arabe: les racines du mal, de Bachir el-Khoury. La rente représente la moitié du PIB libanais

Dans son premier livre Monde arabe: les racines du mal (éd. L’Orient des livres Sindbad/Actes sud), le journaliste Bachir el-Khoury analyse, chiffres à l’appui, les causes du mal qui ravage les sociétés arabes depuis plus d’un demi-siècle, mises en perspective avec les défis à venir. Interview.

Quel lien établissez-vous entre ce que l’on a appelé le printemps arabe, puis l’hiver islamiste? Ont-ils des causes communes?
Absolument et c’est exactement ce que j’essaie de démontrer dans cet ouvrage. Le printemps arabe et l’hiver islamiste, aussi opposés soient-ils en termes de projet sociopolitique, de vision de la société et du système de gouvernance, ont en commun certains germes socioéconomiques. La pauvreté, le chômage des jeunes et les inégalités ainsi que la corruption, le stress hydrique et les réformes néolibérales ont nourri aussi bien les manifestations géantes qui ont secoué plusieurs pays arabes il y a sept ans que la montée de l’Etat islamique et d’autres organisations terroristes.

Vous proposez une analyse, chiffres à l’appui, des différentes causes socioéconomiques qui gangrènent les sociétés arabes. Quid du Liban plus particulièrement?
Le Liban n’est pas à l’abri de ce qui agite en profondeur le monde arabe ni au niveau des causes originelles du malaise social ni en matière de conséquences, qu’il s’agisse de radicalisation, voire de montée de l’islamisme. Si le pays bénéficie d’une certaine liberté absente dans le reste de la région, une forme de marginalisation politique existe néanmoins avec la suprématie des za’amat (leadership) confessionnelles – qui exclut les jeunes et les partisans d’un système de gouvernance moderne et réellement démocratique – tandis que le modèle économique repose dans une large mesure sur la rente, à l’instar des autres pays de la région. Il ne s’agit pas des sources rentières conventionnelles, comme le pétrole et le gaz, quoique cela pourrait devenir aussi le cas avec les récentes découvertes offshore. Les transferts des expatriés, les recettes touristiques, les investissements étrangers – notamment dans l’immobilier, autre source de rente – représentent près de la moitié du PIB libanais et consacrent ainsi le patronage aux dépens d’un modèle économique productif. Il en résulte un taux de chômage élevé, notamment parmi les jeunes. À titre d’illustration, 3 800 emplois par an ont été créés entre 2005 et 2009, selon la Banque mondiale, absorbant seulement un sixième des 22 000 nouveaux candidats sur le marché du travail. Dans des régions comme le nord, le taux de chômage s’élève à 50%, tandis que 85% des employés travaillent dans le secteur informel.
Quant à la pauvreté, elle concerne désormais plus de 30% de la population alors que les inégalités sont parmi les plus élevées dans le monde. Selon une étude publiée en octobre, 1% de la population concentre près du quart des richesses nationales tandis que les 10% les plus aisés accaparent à eux seuls 56% des revenus. Dans certaines villes, comme à Tripoli, plus de la moitié de la population vit sous le seuil de la pauvreté. Ces réalités prêtent le flanc, en parallèle, à la radicalisation.
Autre élément commun avec les autres pays de la région ayant connu des soulèvements populaires: l’insécurité alimentaire. Au Liban, le secteur agricole ne représente plus que 5% du PIB, après que la production agricole eut reculé de 12% entre 1970 et 2008 – période durant laquelle cette même production connaissait une croissance de 562% au sein de l’Union européenne et de 686% au Japon.

Quels sont les défis qui se posent pour le futur de ces sociétés?
 Les défis à court terme consistent surtout à assurer un retour à la normale, ou plutôt à la case départ, dans les pays ravagés par plusieurs années maintenant de conflit et de destruction, comme la Syrie, le Yémen et l’Irak et la Libye. Hélas, ces guerres retarderont dans une large mesure les doubles conversions et inclusions politiques et économiques que j’évoque dans mon ouvrage, notamment celle d’un passage vers des économies productives génératrices d’emplois. Le défi est énorme. Il faudra créer plus de 100 millions d’emplois dans la région au cours de la prochaine décennie. Or cela est impossible sans un changement drastique du modèle économique qui passe indispensablement par une diversification sectorielle. A plus long terme, les gouvernants arabes devront également s’attaquer de front aux questions de pauvreté, d’inégalités, de désertification et de stress hydrique ainsi qu’à l’insécurité alimentaire. Tous ces défis nécessitent une stratégie à la fois unitaire et collective, voire la création d’un bloc économique arabe, basée sur les avantages comparatifs de chaque pays, à l’instar de ce qui s’est passé en Europe au lendemain de la Seconde Guerre mondiale.   
 

Comment entrevoyez-vous la perspective de la reconstruction en Syrie qui se profile?
Cela dépendra d’abord du «outcome» politique à l’issue des éventuelles négociations pour mettre totalement fin au conflit, ainsi que de la stabilité sécuritaire qui prévaudra au lendemain de la guerre et du niveau des aides étrangères, en sus du degré d’entente entre les grandes puissances qui cherchent chacune à avoir leur part du gâteau quant au prochain processus de reconstruction. Mais au-delà de l’infrastructure physique, ce qui m’inquiète c’est la reconstruction de la société et des esprits, et la gestion d’un traumatisme psychologique collectif – qui ne sera pas sans impact sur la productivité et la sécurité – et d’une «génération perdue» de plusieurs millions d’enfants n’ayant pas eu accès à l’éducation et qui seront sur le marché du travail dans quelques années. Aussi, la Syrie du «futur» et ceux qui la gouverneront vont-ils surtout mettre le pays  sur les rails d’un changement du modèle économique et politique et s’attaquer aux racines du malaise latent qui avait fini par exploser le 15 mars 2011? Rien, pour l’instant, ne me semble moins sûr. Et cela risque de générer à nouveau des soulèvements ou des conflits à plus long terme et de nourrir la dynamique terroriste, entretenant ainsi le cercle vicieux actuel que vit la Syrie et le monde arabe de manière générale…

Jenny Saleh
 

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