Magazine Le Mensuel

Nº 2849 du vendredi 15 juin 2012

En Couverture

Tripoli. Les chrétiens ont peur

Tri-Polis, la ville aux «trois cités», n’a jamais aussi bien porté son nom, notamment depuis la montée du sentiment communautaire et l’exacerbation des tensions sectaires dans la ville qui abrite trois communautés: sunnite, alaouite et une petite minorité chrétienne. Face à des affrontements quasi permanents entre sunnites et alaouites, que pensent les chrétiens de Tripoli? Quel avenir envisagent-ils à l’ombre d’une guerre civile larvée?

 

Tripoli, deuxième ville du Liban, a hérité de son nom du grec. Berceau de la Confédération phénicienne formée par Sidon, Tyr et Arados. Conquise successivement par les Assyriens, les Perses, les Romains, les Seldjoukides, les Croisés, les Mameloukes et les Ottomans, ce n’est pas par ses vestiges antiques ou la douceur ambiante de l’été que se distingue cette ville des autres agglomérations libanaises, mais par son passé intimement lié à son présent, en tant qu’éternelle terre de conflits.
Ici, les étroites rues de Mina, nom attribué à la région du port tripolitain à l’allure délabrée, cohabitent avec un front de mer embourgeoisé, depuis que des promoteurs immobiliers projettent de transformer ce village de pêcheurs en un quartier gauche-caviar.

«Ils n’ont toujours rien compris»
Derrière l’édifice de la municipalité, revêtu de belles pierres de taille, se blottit un quartier, qui de prime abord ne se distingue des autres que par les noms figurant sur les enseignes des échoppes. Les Omar et Mahmoud mahométans ont disparu laissant place aux Victor ou Paul. C’est dans cette petite ruelle partant du Front de Mer, que débute le quartier chrétien, se cachant à l’ombre de l’église grecque-orthodoxe, construite selon les dires des habitants en 1720. «Notre communauté compte près de 10000 âmes», raconte le sexagénaire Elie Seati, assis dans son salon, entouré des membres de sa famille. «Mais ce chiffre s’est fortement réduit en raison de l’émigration vers d’autres régions chrétiennes libanaises comme Dahr el-Aïn», ajoute-t-il. Le père Bassilios Dibs, l’un des représentants de la paroisse, estime, lui, ce chiffre plus proche des 5000 habitants, Mina comptant près de 1000 familles.

 

Pas d’alcool dans les restos
Cette famille chrétienne, implantée à Mina depuis des décennies, observe d’un mauvais œil les incidents confessionnels à répétition qui opposent les sunnites de Bab el-Tebbané aux alaouites de Jabal Mohsen, à quelques kilomètres de là. Les deux quartiers sont en proie à des affrontements intermittents depuis l’année 2005, date de l’assassinat de l’ancien Premier ministre Rafic Hariri, ayant provoqué une crise politique amplifiée par la rébellion syrienne. Les deux communautés sunnite et alaouite s’étant alignées auprès de l’une ou de l’autre faction impliquée dans cette sanglante révolution.
«Ils n’ont toujours rien compris! L’élite de la jeunesse de Tripoli est morte dans les rues de la ville  durant les années 70 et 80. Pourquoi donc? A quoi cela a-t-il servi? Ça recommence de nouveau aujourd’hui», se lamente Hoda, une résidante du quartier. A l’extérieur de la maisonnette, il n’y a pas un chat dans les ruelles dallées formant un minuscule dédale autour de l’église. De temps à autre, des passants se déplacent d’un palier à l’autre, leur ombre longiligne courant sur le sol. Paul, un autre habitant du quartier, s’inquiète également de la situation, tout en tempérant ses propos. «Nous avons peur comme tous les autres Tripolitains, nous ne voulons surtout pas que notre ville sombre encore une fois dans une violence sans fin, comme ce fut le cas par le passé, durant les années de guerre», ajoute-t-il.
Dans ce petit quartier, les souvenirs se rattachant à la Guerre civile (1975-1990) semblent vagues, les habitants s’accordent à dire que les persécutions n’ont pas visé les chrétiens, exception faite de quelques incidents ou de bombardements isolés. Le but est-il d’éviter de raviver des souvenirs trop douloureux? On minimise et on se contente de commenter une attaque menée sur l’église de la part d’un chrétien converti à l’islam, cela sur le ton de la plaisanterie…
Dans cette région mixte occupée par des sunnites aussi bien que des chrétiens, les habitants semblent vouloir mettre en exergue le sentiment de respect que se vouent ces deux communautés. «La plupart des incidents sont causés par nos politiciens. Nous n’avons qu’un seul représentant chrétien dans la ville de Tripoli et il ne s’est jamais particulièrement préoccupé de notre situation», souligne Charbel, peintre en bâtiment.
On ne semble pas s’inquiéter outre mesure des mouvances salafistes qui se sont imposées ces dernières années dans la capitale. Par ailleurs, les habitants chrétiens ont tendance à minimiser leur présence ajoutant que ces courants ont pris de l’ampleur en assurant les besoins «pécuniaires de leurs militants».
«Est- ce que vous voyez les rues Azmi ou Maarad s’enflammer? Jamais de la vie! Les combats se cantonnent exclusivement dans certains quartiers, toujours les mêmes, abritant les couches les plus pauvres de la population. Nous connaissons les sunnites de Tripoli, la plupart d’entre eux ne sont pas fanatiques», martèle Hoda.
Malgré leurs propos apaisants, les chrétiens de Mina admettent l’existence de pressions grandissantes sur la communauté et plus particulièrement sur certains commerces comme les débits de boissons ou les plages. Selon certains habitants, quelques entrepreneurs chrétiens de Mina avaient tenté de recréer une version tripolitaine de la rue Monot, la célèbre rue beyrouthine connue pour sa vie nocturne, rebaptisée en Mino dans le Nord. Toutefois, la plupart de ces débits de boisson ont été contraints de fermer leurs portes ou de se transformer en restaurants ne servant pas d’alcool, en raison des multiples pressions exercées sur eux. «Tous les soirs, des motards nous lançaient des quolibets ou provoquaient des altercations. Cela a refroidi l’enthousiasme des clients, les propriétaires ont donc dû plier bagages ou se reconvertir en restaurateurs», explique Stéphanie, une jeune fille du quartier.
Des incidents similaires auraient également eu lieu sur les plages publiques ou sur les îles situées à proximité de Tripoli, fréquentées tous les week-ends par les baigneurs originaires de Mina qui se voyaient conspués. «Depuis, j’évite les plages de la cité, ne fréquentant que celles situées en dehors de Tripoli, et toujours accompagnée par un membre de ma famille», commente Stéphanie.
Mais Hoda, elle, nie tout lien entre ces incidents répétés et une radicalisation de la rue tripolitaine. «La majorité des individus ayant des comportements provocateurs sont étrangers à l’agglomération, ils proviennent pour la plupart d’autres régions et ne reflètent donc pas l’image réelle de la ville», dit-elle.
Mais entre-temps, la capitale du Nord semble connaître une nouvelle accalmie, un énième répit dans cette longue bataille, dont la dernière a fait quinze morts et des dizaines de blessés. Le destin des chrétiens de Tripoli semble rempli d’incertitude, à l’instar de toutes les autres franges de la population de cette ville qui, de jour en jour, sombre davantage dans la violence…

 

Mona Alami

 

 

Plus de chrétiens dans 20 ans
Certains résidants semblent prévoir une diminution progressive de la présence chrétienne à Tripoli, non pas en raison de la guerre mais… des prix galopants de l’immobilier. Selon les habitants, des lois urbaines contraignantes empêcheraient les propriétaires des vieilles résidences situées aux alentours de Mina de construire des étages au-dessus de leurs demeures, ce qui oblige les jeunes générations à émigrer vers d’autres régions où les prix de l’immobilier sont plus abordables.

 

Aménagement de la cité
Le vieux port a connu l’installation de deux brise-lames de 1000 m et 1300 m chacun. Une chaussée a également été ajoutée et la profondeur de la voie navigable a été augmentée pour atteindre 15 mètres. Une zone franche dans le style de Jabal Ali aurait été envisagée. La municipalité prévoit également trois jardins, chacun d’environ 5000 m2. Les rénovations des vieux souks de Haraj, Malaha et Bazerkan qui remontent au XIIIe siècle et des antiques Hammam Ezzedine, vieux de 400 ans devraient être terminées. De tels projets visent à l’embellissement d’une cité qui ne saurait offrir de l’attrait en l’absence de stabilité. 

 

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