Magazine Le Mensuel

Nº 2911 du vendredi 23 août 2013

ACTUALITIÉS

Egypte. Les Frères s’essoufflent mais la violence continue

Les millions d’Egyptiens qui ont célébré le 3 juillet la destitution de Mohammad Morsi, lancé des feux d’artifice et entonné des chants nationaux, pensaient vivre un épilogue. Le pharaon égyptien, vaincu et mis aux arrêts, ne pourra plus entraîner le pays dans une voie qu’il refuse. Une nouvelle Egypte va naître.

Pour les manifestants de la place Tahrir, le 3 juillet 2013 rejoint dans les archives de l’Histoire le 11 février 2011, date de l’éviction de Hosni Moubarak. Mais c’est une fausse interprétation du contexte politique. Moubarak, rejeté par l’opposition, et abandonné par l’armée, véritable auteur de son éviction, n’avait aucun soutien. En revanche, Mohammad Morsi est l’un des dirigeants des Frères musulmans, une organisation puissante, qui possède plus d’un million d’adhérents fanatiques et une milice armée. Les chefs militaires et politiques égyptiens ne l’ignorent pas et savent que les «Ikhwan» feront leur possible pour menacer la stabilité du pays.
Mais l’armée et les Egyptiens épris de liberté et de démocratie sont prêts à tous les sacrifices pour appliquer la Feuille de route élaborée par les militaires. Le 3 juillet, le général Abdel-Fattah el-Sissi, ministre de la Défense et commandant en chef de l’armée, a lu devant les médias cette Feuille qui trace l’avenir de l’Egypte.
Ce document annonce la destitution de Mohammad Morsi et la suspension de la Constitution. Le président de la Haute Cour de cassation (HCC) sera le président par intérim de la République pendant la période transitoire, et prêtera serment le jeudi matin devant les membres de la HCC. Une élection présidentielle anticipée sera annoncée, tandis qu’un gouvernement national, fort et compétent, aura pour mission de gérer le pays… Les auteurs de la Feuille de route ne veulent pas exclure les Frères musulmans de la gestion de l’Egypte, et un «Comité de réconciliation nationale» aura pour tâche de rallier les divers courants politiques de la société.  
Un trio, qui compte en Egypte, entoure le général Sissi durant la lecture de son texte. On retrouve le cheikh Ahmad el-Tayeb, recteur d’al-Azhar, le phare de l’islam sunnite; le pape Tawadros II, chef spirituel des Coptes-orthodoxes, une Eglise qui compte huit à dix millions de fidèles, et le Dr Mohammad el-Baradeï, coordinateur du FSN que le Mouvement du 30 juin s’est donné pour chef. Tous trois cautionnent la Feuille de route. Quelques jeunes membres de partis politiques sont également présents.
Acclamé le 30 juin 2012, destitué le 3 juillet 2013, Mohammad Morsi n’en serait pas là s’il avait tenu ses promesses. Pendant la campagne électorale, il avait déclaré: «Je serai le président de tous les Egyptiens, et je ne réglerai mes comptes avec personne. Je veux travailler main dans la main avec tous les citoyens pour un avenir meilleur, pour la liberté, la démocratie et la paix». Il s’était même engagé à nommer un vice-président copte, une grande première dans l’Histoire d’Egypte.
Au fil des mois, toutes les promesses seront oubliées. Morsi favorisera la rédaction d’une Constitution islamique et, par sa «Déclaration constitutionnelle»  du 22 novembre 2012, il s’attribuera tous les pouvoirs. En réponse, tous les partis d’opposition s’insurgent et forment le Front du salut national (FSN).  Morsi a réussi à diviser le pays et à unir l’opposition. De son côté, le général Sissi, que l’on croyait acquis au chef de l’Etat auquel il doit sa nomination, déclare que «l’armée ne sera pas indifférente si l’Egypte risque de tomber dans le chaos».
Nul besoin de s’étendre sur la suite des événements. La colère monte au sein d’une large partie de la population, et des affrontements sanglants opposent les pro-Morsi et les anti-Morsi. En avril, des jeunes gens lancent le projet de Rébellion (Tamarrod), tout de suite soutenu par les partis politiques sous le regard bienveillant de l’armée.
Dans la matinée du 4 juillet 2013, Adly Mansour prête serment devant ses pairs, et devient le président (par intérim) de la République. Il doit s’entretenir avec les dirigeants des principaux partis politiques pour former un gouvernement d’union nationale, chargé de remettre l’Egypte sur les rails.
Mais les Frères musulmans refusent la renaissance du pays. Le même soir, des milliers d’Ikhwan envahissent le quartier où s’élève la mosquée Rabia el-Adawiya, l’un de leurs fiefs. Ils déclarent qu’ils vont camper dans ce lieu (à Madinet Nasr) jusqu’à la libération de leur chef, et jusqu’à son retour au pouvoir. Parallèlement, des accrochages sanglants ont lieu au Caire, à Alexandrie, et dans une douzaine de gouvernorats entre les Frères et les libéraux.  
Le bras de fer entre les Frères musulmans et le nouveau régime a commencé.
Le vendredi 5 juillet, des centaines d’autobus venus des campagnes déversent une marée humaine à Adawiya.
Le guide suprême, Mohammad Badie, tient à gagner la mosquée pour haranguer ses troupes. Mais il ne peut s’y rendre en voiture au risque d’être arrêté. Il décide de s’envelopper d’un nikab et de monter dans une ambulance. Vêtu de cet étrange accoutrement, Badie rejoint le bastion de la confrérie. Il prononce un discours enflammé. Il appelle ses partisans à lutter pour rétablir Mohammad Morsi: «Une revendication inaliénable». Il attaque aussi le pape copte Tawadros II qui a accepté la destitution de Morsi et s’est rangé avec l’opposition à son régime. L’accusation ne tombe pas dans de sourdes oreilles.
Attaques contre les Coptes
A la suite de ce discours, la violence monte de plusieurs crans dans le pays. Les Coptes font aussitôt les frais des accusations contre Tawadros. Un prêtre est assassiné en Haute-Egypte et cinq églises sont attaquées.
Le 8 juillet, les islamistes qui campent près du quartier général de la Garde républicaine sont attaqués, selon leurs dires, par des policiers vers la fin de la prière de l’aube. La version des militaires est différente. Ils affirment avoir été attaqués à coups de feu et de cocktails Molotov par une foule qui tente d’escalader les grilles du club. Au bilan de cette confrontation, 51 morts et 435 blessés.
Les Frères musulmans promettent une vengeance éclatante. Ils vont attaquer divers commissariats de police…
Le début du Ramadan permet de présager une accalmie, et peut-être la dispersion des manifestants qui font du sit-in à Rabia el-Adawiya et al-Nahda. Mais il n’en est rien. Les jours s’écoulent. Les pro-Morsi s’incrustent et narguent la police. Ils ont transformé les deux places en colonies en plein air, ils ont leurs femmes et leurs enfants, ils organisent de succulents iftars.
A quelques jours de la fête, la police lance une mise en demeure. Les camps devront être évacués, au plus tard, après les quatre jours de fête. Dans le cas contraire, des mesures seront prises pour mettre fin au sit-in.
Cette menace a souvent été évoquée, et les manifestants n’y croient plus. Soudain, le 14 août à 7h du matin, la police et l’armée lancent leurs filets. A l’aide de gaz lacrymogène, de bâtons, mais aussi de coups de pistolets à balles réelles, elles forcent les campeurs à quitter les lieux. Les pro-Morsi sont également armés et répliquent à coups de feu et de pierres. Les tentes sont incendiées, femmes et enfants sont expulsés avec violence… Il est difficile de décrire les affrontements qui ont débouché sur près de 600 morts et des milliers de blessés. Des dizaines de policiers ont également été tués par balles.
Les pays européens crient au carnage et au bain de sang. La France, la Grande-Bretagne et l’Australie convoquent le Conseil de sécurité de l’Onu…
Le lendemain, 15 août, la guérilla se poursuit, mais avec un élément inédit. Au Caire, à Alexandrie, en Haute-Egypte, des églises sont incendiées, des boutiques de Coptes attaquées et dévalisées par de jeunes Frères musulmans déchaînés. On  comptera 8 morts, des personnes battues sauvagement et blessées. Selon une ONG, L’Initiative égyptienne pour les droits de la personne, plus de 25 églises ont été incendiées entre le 14 et le 15 août. Les jours suivants, le bilan s’aggrave. On parle de 75 églises attaquées ou incendiées, ainsi que des établissements scolaires à travers l’Egypte.
Les médias occidentaux se dépêchent de prédire une guerre civile à base confessionnelle, mais on ne peut aller si loin. La majeure partie des Egyptiens musulmans dénoncent ces attentats, et l’armée s’est engagée à reconstruire églises et écoles.
Une question se pose cependant: pourquoi ce fanatisme aveugle? Au nombre des réponses, «les Coptes ont soutenu le coup d’Etat militaire», affirment les Frères musulmans, et leurs dirigeants ont propagé cette accusation. Le 16 août, un membre de la confrérie écrit sur la page Facebook du parti de Liberté et de la Justice, vitrine politique des Frères, «Pourquoi les attaques contre les Coptes et leurs lieux de culte? Parce que le pape de l’Eglise a participé au renversement du premier président islamiste élu… Le pape a été le premier à répondre à l’autorisation du général Sissi de tuer des musulmans… Après tout cela, les gens se demandent pourquoi on brûle des églises?». Autant de calomnies qui engendrent la haine.
Les chrétiens d’Egypte vivront encore bien des jours sombres, même si le peuple égyptien déplore l’attitude des Frères. Cependant, le pape Tawadros, accusé de tant de crimes, a solennellement déclaré: «Ils pensent que l’incendie des églises est une vengeance. Mais toutes ces pertes sont autant d’offrandes que nous mettons sur l’autel du sacrifice en faveur de l’Egypte».

Mohammad Badie arrêté
Malgré les réactions internationales, pour ne citer que les Etats-Unis qui ont annulé leurs manœuvres militaires avec l’Egypte, ou  l’Union européenne qui menace de réexaminer ses relations avec l’Egypte, et pourrait décider de suspendre son aide financière au Caire, le général Abdel-Fattah el-Sissi, de toute évidence le nouvel homme fort du pays, n’a pas renoncé à lutter contre le terrorisme. Dimanche, devant un parterre d’officiers de la police et de l’armée, il a juré que «l’Egypte ne céderait pas face aux violences des islamistes» et leur a promis «une riposte des plus énergiques».
Le Premier ministre, lui aussi, a adopté une position intransigeante. Il a proposé de dissoudre la confrérie des Frères musulmans. «Il n’y aura pas de réconciliation avec ceux qui ont du sang sur les mains, et ont violé la loi».
Lundi soir, Mohammad Badie, le guide suprême des Frères musulmans, a été arrêté dans un appartement de Madinet Nasr, où il avait trouvé refuge depuis le 14 août. Accusé «d’incitation au meurtre», il doit être jugé le 25 août avec divers dirigeants, dont le célèbre Khayrat el-Chater.
De toute évidence, l’Egypte poursuivra son chemin. Les menaces financières ont été annulées par la promesse saoudienne: «Les pays arabes sont prêts à compenser toute baisse de l’aide occidentale à l’Egypte», vient de déclarer le prince Saoud el-Fayçal. Il a déploré les positions des pays occidentaux, dans lesquelles il voit un soutien aux islamistes égyptiens. «Nous n’allons pas oublier ces positions si elles sont maintenues», dit-il.
Une menace qui fera réfléchir les ministres réunis mercredi à Bruxelles.

Denise Ammoun, Le Caire

Une semaine cruciale
14 août 2013: la police et l’armée mettent fin au sit-in dans un bain de sang.
14 août et les jours suivants: les Frères musulmans incendient des églises.
17 août: le Premier ministre égyptien pense à dissoudre la confrérie des Frères musulmans.
18 août: le général Abdel-Fattah el-Sissi jure de mettre fin au terrorisme en Egypte.
19 août: «Les pays arabes compenseront l’aide financière occidentale».

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