Magazine Le Mensuel

Nº 2917 du vendredi 4 octobre 2013

LES GENS

Mère Agnès Mariam de la Croix. La religieuse-hippie

Rien ne prédisposait Mère Agnès, supérieure du monastère Saint-Jacques le Mutilé (Qara-Syrie), à être autant médiatisée. Controversée mais incontournable, elle l’est surtout depuis les derniers développements en Syrie. Ses investigations sur l’affaire de Ghouta, où elle conclut que les vidéos sont manipulées, ont été retenues par le ministre des Affaires étrangères russe, Sergueï Lavrov. Portrait d’une religieuse, ancienne hippie, qui se bat aujourd’hui sur tous les fronts pour la «vérité».
 

Née à Beyrouth d’un père palestinien, originaire de la ville de Nazareth, et d’une mère libanaise, Mère Agnès grandit entre Sanayeh et Achrafié. Pensionnaire chez les Sœurs de la Sainte famille française à Bickfaya, elle poursuit ses études scolaires chez les Sœurs des Saints-Cœurs à Sioufi. A 15 ans, elle perd son père. «J’étais une enfant précoce et déjà bien avancée sur le plan de la réflexion existentielle. J’ai toujours refusé l’hypocrisie de la société bourgeoise avec sa corruption et ses tabous», confie la religieuse. Le décès de son père la pousse vers une vie marginale. «C’était dans les années 67-68, à l’époque des hippies». En 1969, elle a 18 ans et quitte le Liban pour un long périple à travers le monde. Elle connaît, avec les hippies, une vie communautaire de nomade. Elle se rend en Europe, en Turquie, aux Indes, au Népal et dans l’Himalaya. «C’était une quête. J’ai emporté la Bible et quand mes amis me demandaient ce que je faisais, je leur répondais: je cherche Dieu». Elle a tout connu. L’islam en Afghanistan, le bouddhisme en Inde et au Népal. «On vivait chez l’habitant, au rythme de la nature et des saisons. Aujourd’hui, je ne regrette pas cette quête poursuivie avec une telle densité, mais je ne la conseille pas aux jeunes». Cette expérience l’a ouverte à toutes les dimensions culturelles et existentielles de l’humanité, raison pour laquelle elle dit ne jamais être dépaysée et de se sentir chez elle partout au monde.

 

Des hippies au Carmel
Elle n’a pas 20 ans lorsqu’elle regagne le Liban. «J’ai rencontré le Christ. La Bible était, pour moi, du chinois puis elle s’est imprégnée en moi. Ma conversion fut radicale. Ma quête a abouti à une révélation: Dieu est venu à moi. Il m’a montré la beauté d’être créée par amour à Son image. Depuis ce jour, je suis heureuse d’être simplement moi-même, parce qu’aimée et sauvée».
Le 2 octobre 1971, fête des Saints Anges, elle intègre le Carmel de Harissa. «La vie au Carmel est un entraînement continu à se connaître soi-même, une descente aux enfers et un combat spirituel», dit-elle. Avec le début des événements en 1975, et bien que les Carmélites soient cloîtrées et contemplatives, la charité les pousse à s’ouvrir aux réfugiés. «Notre cloître est devenu un centre de distribution pour tout le Liban. Cela m’a familiarisée avec les situations d’urgence où le statut particulier laisse la place aux exigences de la réalité».
En 1983, s’occupant de la restauration d’une toile datant du XIXe siècle représentant Notre-Dame d’Ilige, Mère Agnès découvre l’Eglise d’Antioche, son Eglise-mère. «La restauration de cette toile m’a pris trois ans. Il y avait cinq couches dont la plus ancienne daterait du Xe siècle». Cette grande découverte lui provoqua un choc. «J’étais scandalisée d’ignorer mes origines. Ce fut une nouvelle vocation dans ma vie. L’enracinement des chrétiens ne peut se faire qu’à travers une fidélité à leur Eglise et à leur héritage».
C’est alors que commence pour elle une nouvelle quête: «Je voulais rejoindre la réalité de l’Eglise locale par la prière mais dans le feu de la présence». Elle obtient les permissions requises et la bénédiction de sa Communauté. Elle se rend en France et suit des cours sur le monachisme primitif. Elle perfectionne l’hébreu et le syriaque. Elle fonde la Maison d’Antioche, une institution qui s’occupe de la connaissance et de la préservation du patrimoine de l’Eglise d’Antioche. «Nous avons été les premiers au Liban à monter un projet affilié au programme Euromed Héritage avec des partenaires européens pour la préservation des manuscrits orientaux». La Maison d’Antioche contribue à la restauration de plus de 300 icônes arabes et organise des expositions dont celles des icônes arabes au Musée des icônes de Francfort et à l’Institut du monde arabe de Paris. Ce furent des moments culturellement très significatifs.

 

L’appel des pierres
En 1993, elle quitte Paris pour le Liban où elle décide de mettre à exécution un ancien souhait, celui de visiter la Syrie pour connaître l’Eglise d’Antioche. «Nous avons passé la nuit au monastère de Saint-Moïse l’Ethiopien (Mar Moussa) en août 1993». Le lendemain, en prenant la route pour aller à Homs, le frère Jacques Mourad, qui les accompagnait, leur propose de s’arrêter pour visiter Qara. «Nous avons pris une route non asphaltée et nous sommes entrés dans une sorte de désert, au bout duquel nous avons trouvé les ruines imposantes d’un monastère fortifié du VIe siècle, celui de Saint-Jacques le Mutilé. Je me suis promenée dans les ruines et j’ai senti que
les pierres m’appelaient. Je fus éprise de la beauté des lieux et émue par leur délabrement», se souvient Mère Agnès. Le monastère appartenait à l’évêché grec-catholique de Homs. Encouragé par l’évêque, le 14 février 1994, un protocole est signé avec celui-ci pour la restauration du monastère. Le 14 juillet de la même année, Mère Agnès avec deux religieuses, sœur Claire-Marie et sœur Carmel et avec l’aide des enfants du village, commencent à déblayer de leurs mains nues les gravats. Peu à peu, une aide internationale leur permet de poursuivre les travaux de restauration qui ne se sont pas arrêtés. En 2000, l’évêque émet un décret de refondation du monastère et la création d’une communauté monastique du nom de l’Unité d’Antioche. Elle compte, maintenant, huit nationalités. L’emblème de cette communauté est dessiné par Mère Agnès elle-même. Il est formé par la croix de saint Siméon le Stylite, flanquée des quatre points cardinaux, selon la croix cosmique des Nazaréens. «Très vite, ce monastère est devenu un centre de rayonnement spirituel, culturel et social. Nous recevions jusqu’à 25 000 personnes par an. Notre monastère est un avant-poste spirituel de ce que pourrait être la région du Levant, berceau des trois religions monothéistes. Non pas une zone d’explosions géopolitiques, mais une oasis de non-violence et de rencontres universelles, une réserve spirituelle de l’humanité».
Lorsqu’éclatent les événements en Syrie, Mère Agnès ne s’y intéresse pas au départ. «Nous sommes une communauté qui œuvre pour le Royaume de Dieu, la construction intérieure de l’homme et la sauvegarde du patrimoine». En mars 2011, elle est contactée par une ONG catholique qui lui demande son avis sur le Printemps arabe en Syrie. Elle ne répond pas sur-le-champ et prend deux semaines pour faire une étude sérieuse sur le sujet. Elle fait ses propres recherches et pose des questions aux gens sur le terrain. Elle finit par écrire un article de douze pages sous le titre La Syrie au gré des informations tendancieuses. Cet article, aussitôt repris sur le Net, provoque une sorte de séisme. Mère Agnès devient la cible d’attaques virulentes. «Même l’ONG qui m’avait demandé cet article était très gênée par ma réponse. J’ai alors approfondi ma fouille». Le résultat de son enquête est clair: il y a trop d’ingérences étrangères pour que ce mouvement soit spontané et sa poursuite risque de briser le tissu multi-social syrien. «Je prévoyais un dangereux sectarisme du conflit en raison de la massive intervention étrangère et j’ai stigmatisé les informations tendancieuses». Selon la religieuse, le cas de la Syrie est historique dans la guerre médiatique. «Aucune guerre n’a eu autant de renfort médiatique avec des
vidéos soi-disant amateurs, dont la plupart n’ont pas été tournées en Syrie mais dans des chambres noires à l’étranger». On la soupçonne de défendre le régime, mais Mère Agnès ne s’intéresse pas à la politique. Son seul souci est de sauver des vies et de contrer le mensonge qui couvre une mainmise insidieuse. «En France, se lamente-t-elle, il n’y a pas de libre opinion et j’ai été scandalisée par cette découverte. On n’a pas le droit de penser différemment. On est tout de suite appréhendé par des sbires qui essaient de vous éliminer, non pas physiquement mais moralement, en vous diabolisant. J’ai été talonnée par la presse francophone sans aucune raison. C’est la presse anglophone qui s’est intéressée à mon témoignage». Elle a reçu des menaces directes et c’est l’opposition syrienne qui l’a sortie du village de Qara. «Depuis, je ne peux pas y retourner». Son message, elle le transmet partout où elle va. En octobre, grâce à l’appui du prix Nobel de la paix, Mairead Maguire, elle fonde le groupe d’appui International à la Réconciliation en Syrie. «Je suis une voix qui prône la pacification, la démilitarisation, le dialogue, la réconciliation et l’entraide humanitaire pour ne pas tomber dans la barbarie».

Joëlle Seif
Photos Milad Ayoub-DR

Témoin direct
A la suite d’un appel lancé par le Centre 
catholique d’information à Beyrouth, pour visiter la Syrie, Mère Agnès a accompagné des 
journalistes étrangers à Homs et Qoussair et leur a servi de traductrice. «Je suis devenue un témoin direct. Alors que toute la presse montrait des manifestants pacifistes réprimés par les forces de l’ordre, nous avons fini par trouver une petite manifestation à Qara. En revanche, nous avons vu des bandes armées non 
identifiées qui s’attaquaient aux forces de l’ordre et à la population», raconte la religieuse. Les journalistes ont rapporté leur expérience. «Leurs témoignages tranchaient avec tout ce qui se disait et la conférence de presse tenue eut un impact énorme. J’ai été à ce moment contactée par les grandes chaînes et même par le chargé d’affaires de l’émir du Qatar qui m’a proposé ses bons services».

Des vidéos manipulées
Après avoir passé des jours et des nuits à observer les treize fameuses vidéos qui ont été sélectionnées par les Américains, elle est arrivée à la conclusion que ces images étaient tournées en studio. Elle lance un mouvement mondial pour s’enquérir du sort des enfants utilisés en victimes du gaz sarin. «Au départ, j’étais intriguée par leur grand nombre et par le fait qu’il n’y avait aucune trace de leurs parents. Dans la région de Lattaquié, des familles m’ont affirmé avoir reconnu leurs enfants sur ces vidéos».

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