Un des dix premiers dirigeants les plus respectés du monde, selon le Financial Times, celui qui a réussi l’exploit de redresser Nissan en créant une alliance avec Renault, après un double échec essuyé par Ford et Daimler-Chrysler. Celui qu’on a surnommé le cost-killer et qui défraye les chroniques économiques internationales, Carlos Ghosn, est un citoyen du monde. Il a passé une partie de son adolescence sur les bancs du collège Notre-Dame de Jamhour où il a côtoyé le PDG du groupe Magazine, Charles Abou Adal, qui, à ce titre, a voulu exceptionnellement interviewer son camarade d’école.
Quel est le but de votre voyage?
Il y a un an, John Waterbury m’envoyait un message pour m’informer de la cérémonie de l’AUB et me demandait d’être là. Je me suis engagé à le faire. Ensuite, les Rasamny en ont profité pour inaugurer leur nouveau showroom avec plu- sieurs belles voitures de la gamme Nissan. Enfin, dans mon organisation personnelle, je passe beaucoup de temps au Japon puis après je le partage entre les Etats-Unis, qui est un marché très important pour nous, et l’Europe parce que c’est également un important marché. J’ai donc moins de temps disponible pour aller visiter d’autres marchés. De temps en temps, j’organise un déplacement. Ça se passe en général en juillet, parce qu’alors l’assemblée des actionnaires a eu lieu. Elle a annoncé les résultats de l’année. L’année dernière, j’ai fait la Chine et l’Asie du Sud-Est, cette année, je fais le Moyen-Orient. Demain je serai en Arabie Saoudite, puis au Koweït…
Précisément. Est-ce votre première tournée dans le monde arabe?
C’est la deuxième. J’en ai fait une dès mon arrivée. En 1999, j’ai pris la présidence de Nissan. En 2000, j’ai fait une tournée au Moyen-Orient mais pas aussi complète que celle-là. Cette fois, c’est la totale : Arabie Saoudite, Doha, Koweït, Abu Dhabi, Dubaï, Qatar. Et nous avons terminé en Egypte par un voyage officiel.
Quelle est la part de marché de Nissan?
Que représente ce marché en pourcentage?
Nous sommes le deuxième plus grand constructeur au Moyen-Orient. Si vous additionnez toutes les marques de tous les constructeurs au Moyen-Orient, c’est un marché important.
Que représente General Motors?
Ils sont derrière, pour une raison très simple: le plus gros marché de la région c’est l’Arabie Saoudite, où 80% du marché est tenu par les marques japonaises. Nous sommes les numéros un au Liban, les numéros deux au Koweït. Mais le point le plus important, c’est que nous pensons avoir un potentiel beaucoup plus fort. Non seulement parce que nous avons fait une offensive et que nous avons un produit qui a plu mondialement, mais aussi parce que Nissan est l’entreprise japonaise la plus susceptible d’être en harmonie avec les Orientaux.
Que représente en pourcentage le marché moyen-oriental par rapport au marché mondial de Nissan?
Le marché du Moyen-Orient, selon la définition que nous en avons, parce que cette région est assez extensible, représente 1% des ventes mondiales globales.
Je m’y attendais. Et le Liban par rapport à ce 1%?
Le Liban, avec 15000 nouvelles voitures vendues par an sur un total de 500000, représente 3% du 1%. Mais c’est un marché qui peut être potentiellement plus important.
Que voulez-vous dire par potentiellement plus important? Les agents de General Motors vendaient 60000 voitures au Koweït par exemple. C’était il y a quinze ans. Le marché irakien n’existe pas, le marché libyen non plus. La frénésie a été en Arabie Saoudite pour tout le monde et je suppose pour vous aussi.
Lorsqu’on dit que c’est un marché qui peut être potentiellement beaucoup plus important, cela signifie que si vous aviez, dans la plupart des pays du monde arabe, une économie normale, le potentiel serait 4 à 5 fois supérieur. Je dis ça parce qu’actuellement, on parle beaucoup d’une communauté économique arabe, moi j’y crois beaucoup. Quand vous voyez le développement des unions économiques dans le monde, l’Union européenne est un excellent exemple, l’Amérique du Sud en est un autre, l’ASEAN entre la Thaïlande, la Malaisie et les Philippines… tout le monde est en train de s’intégrer en essayant de créer une sorte de zone économique dans laquelle il n’y a pas de douanes, de règles différentes, etc. Le monde arabe est l’une des rares régions où les gens partagent une même culture, une même langue, mais où il n’existe pas de communauté économique. Il y a eu des tentatives, mais les conditions et les spécificités sont telles que finalement vous n’aboutissez pas au résultat escompté. C’est très important. Je vous donne le cas de figure d’une usine de voitures. Pour que cette usine soit compétitive, elle doit faire en moyenne 250000 voitures par an. Aux Etats-Unis comme au Japon on construit 500000 voitures. Mais disons que l’usine devient viable à partir de 250000. Vous comprenez que dans aucun pays arabe on ne peut installer une usine de 250000 voitures à moins d’avoir des frontières ouvertes et que l’on puisse exporter de ce pays arabe vers d’autres pays arabes dans le cadre d’une zone économique commune. Comme il n’y en a pas, il n’y a pas d’usine de constructeur automobile d’une taille conséquente. Pour donner un ordre de grandeur, on vient d’inaugurer une usine aux Etats-Unis: investissement 1,4 milliard de dollars. Nombre d’emplois: 6000 directs, 36000 indirects. C’est quand même massif tant sur le plan financier que sur celui de la création d’emplois. Quand on compare, on comprend la frustration de la jeunesse arabe. Il y a une relation directe entre l’économique et le social.
“Le monde arabe est t’une des rares régions où les gens partagent une même langue et une même culture mais où il n’existe pas de communauté économique.”
“La seule façon de faire ce qu’il faut c’est de le faire dans le cadre d’une vision.” “La politique? Ça ne m’intéresse pas.”
Quels sont les produits phares de la marque dans cette partie du monde arabe?
Le 4×4, c’est indéniable. Les Pathfinder… puis vous avez les voitures normales, c’est-à-dire extrêmement fiables, à prix abordables, quatre portes, un beau coffre. Vous avez également la voiture familiale très populaire. Au-delà de cela, il y a les bus qui transportent 8 à 10 personnes. C’est important vu l’absence de transports en commun.
Ne pensez-vous pas que dans le monde arabe, le label allemand est plus solide dans la tête des gens que le japonais?
Je n’en suis pas sûr. L’un des succès de l’industrie japonaise au Moyen-Orient, c’est la fiabilité. Surtout au niveau du moteur et de la transmission. Les Japonais se sont fait une réputation de grande solidité dans ce domaine. En général, quand on regarde dans le monde, on constate que les Japonais arrivent en tête au niveau de la qualité et de la fiabilité. De plus, nos voitures sont spécifiquement testées pour le Moyen-Orient au niveau de l’ozone, de l’humidité, de la chaleur et de la poussière.
Pourquoi le partenariat de Renault avec Volvo a-t-il échoué alors qu’il a réussi avec Nissan?
Je pense que le succès de Renault-Nissan est en partie basé sur l’échec de Renault- Volvo. Dans la vie d’une entreprise, les échecs sont importants, on en tire les leçons. Il ne s’agit pas d’aventures telles qu’on en lit dans les livres, ce sont des choses qui sont arrivées. Je pense que Renault a abordé l’alliance avec Nissan dans un tout autre état d’esprit, parce que Renault ne voulait absolument pas courir le risque d’un autre échec.
A l’époque de la prise par Renault d’une participation au capital de Nissan, il a été dit que c’était comme si vous jetiez 5 milliards de dollars à la mer. Pourquoi?
Parce que c’était considéré comme une mission impossible. Trois indicateurs. En 1999, Nissan avait 19 milliards de dollars de dettes. C’était l’entreprise automobile la plus endettée. Entre 1993 et 1999, elle perdait des parts de marchés principaux. A partir du moment où il y a perte de part de marché, un manque de profit et une dette très importante dans un pays qui commence à connaître une crise financière, les banques hésitent à octroyer plus de crédits. Cela rend la situation plus difficile.
Vous avez la réputation d’être un cost-killer, un homme qui ferme assez facilement des usines, qui supprime des emplois. Comment avez-vous fait pour absorber les réactions politiques, médiatiques et syndicales en Europe?
J’ai gagné cette réputation quand j’étais en France mais elle m’a suivi également au Japon. Qu’on l’aime ou qu’on ne l’aime pas, c’est toujours sympathique, parce que ça prouve que les gens s’intéressent à vous. D’abord, il faut déterminer ce que l’on veut faire, définir sa vision, son objectif. Personne n’est prêt à vous aider quand vous entreprenez des choses difficiles sans explications. Or dans le cas de Nissan, comme dans celui de Renault, il fallait dire ce que l’on veut, ce qu’on doit devenir dans trois ans, dans six ans. Chez Renault, je n’étais pas patron, j’étais membre du comité exécutif en charge de l’appareil industriel de la recherche. Chez Nissan, j’ai assumé ma responsabilité de patron. Je trouve que la seule façon de faire ce qu’il faut, c’est de le faire dans le cadre d’une vision.
Vous avez continué sur votre lancée chez Nissan en licenciant 21000 personnes dans un pays où l’emploi est garanti à vie. Est-ce donc la seule solution pour sauver des institutions?
C’était en tout cas la seule pour sauver Nissan. Je n’ai pas été au Japon pour donner des leçons mais pour sauver Nissan. C’était ma mission. Dans le cadre de Nissan, la suppression d’emplois était une des conditions de base pour sauver les 130000 emplois restant. Nous avions 150000 salariés. Il valait mieux en sacrifier une partie pour sauver le reste plutôt que de rester indifférent.
Baisse de volume, augmentation de la rentabilité, baisse des dettes, vente d’actifs… c’est donc la finance qui vous a fait réussir et non la créativité?
C’est vrai pour 2000-2001. C’est-à-dire que nous avions eu un volume de vente constant, nous avons réalisé beaucoup de ventes d’actifs, ce qui a contribué aux résultats exceptionnels, mais les ventes d’actifs n’influencent pas les résultats opérationnels. Or, quand on regarde la marge opérationnelle de Nissan, on remarque qu’en 1999, elle était de 1,15%, 4,75% en 2000, et en 2001 elle est passée à 7,1%. Indépendamment des ventes d’actifs. Le redressement s’est fait sur les principes suivants: développer, assembler et vendre des voitures. En outre, nous avons bénéficié du fait que nous avons vendu des actifs, essentiellement pour diminuer la dette. En réduisant la dette, nous avons beaucoup investi. L’investissement en Chine, un milliard de dollars, le retour au Brésil. En 2000- 2001, nous avons vendu des actifs non productifs et réinvesti dans des actifs productifs et puis tous les résultats opérationnels ont permis de diminuer la dette et de l’éliminer. 2002 est une année où notre chiffre d’affaires a augmenté de 10%. Nous avions prévu une période de stagnation au départ pendant la restructuration et une reprise avec la sortie des nouveaux produits. C’est ce qui est arrivé.
Qu’auriez-vous fait si vous étiez au Liban, là où tout le monde se connaît et où l’aspect humain l’emporte sur l’efficacité?
C’est difficile de réussir quand on n’est pas un outsider. Il faut ne pas être impliqué dans la situation quotidienne. Ensuite, il y a des choix mais il faut que ceux-ci soient honnêtes. Par exemple, en 1999, j’avais le choix entre supprimer 21000 emplois ou laisser mourir 150000 emplois. Il faut regarder les différentes options et lever la plus intelligente. Mais même la meilleure option nécessite des sacrifices.
Quelles sont les grandes différences de méthode de gestion entre le Brésil, la France, les Etats-Unis et le Japon?
D’un côté, il y a les Latins, de l’autre les Anglo-Saxons et puis les Japonais qui sont à part. Dans les pays latins, la primauté est à l’idée, à l’innovation, la stratégie et la créativité. Pour les Japonais, les idées et la stratégie sont suspectes, ils se concentrent sur l’exécution, la discipline. Entre les deux, les Américains pratiquent un équilibre entre l’idée et l’exécution. Or, dans le monde des entreprises, la stratégie représente 5% du challenge et 95% de l’exécution. Ce qui veut dire que dans l’industrie, le top management doit porter sur la stratégie et être impliqué dans l’exécution. Il y a une tendance dans les pays latins à oublier l’exécution alors qu’au Japon, il faut que le top manage- ment pense à la stratégie.
Vous dites que le personnel d’une société est un partenaire à part entière. Est-ce vrai dans tous ces pays?
La seule richesse d’une entreprise c’est sa capacité à motiver les gens qui la constituent. C’est fondamental. La seule façon d’enrichir une entreprise, c’est d’avoir des gens très motivés.
Vous déclarez qu’il faut centrer le débat surles objectifs. Est-ce possible dans tous les pays?
La communication prend des formes différentes d’un pays à l’autre. On ne peut pas communiquer de la même façon au Japon et au Liban. Le contenu est peut- être le même mais la forme change. On sait que les Latins sont plus critiques, les Japonais plus rigoureux, plus disciplinés. On ne peut donc pas faire la même communication au Japon, en France et au Brésil. Même si j’ai une formation exclusivement française, j’ai essayé de prendre le meilleur de chaque pays où je passais. J’ai été très influencé par le Brésil, la cul- ture, l’action, la réactivité. J’ai passé aux Etats-Unis où le client est très important. Au Japon, le souci de simplicité. Le management que je pratique, même s’il est très marqué par les idées françaises, s’est aussi enrichi de pratiques brésiliennes, américaines et japonaises. Donc on ne peut pas retrouver, chez moi, un management à la française qui est fort. Quand on dit que les Américains sont sans états d’âme et très «business», je trouve qu’on est un peu négatif à l’égard des Français qui peuvent être aussi sans états d’âme. On trouve des excès partout. L’avantage des Américains, c’est la flexibilité.
Qu’avez-vous fait pour faire adopter des mesures brutales dans un pays où le discours est discret, les méthodes douces et la patience illimitée?
Les gens étaient conscients que ça n’allait pas. Il y avait eu déjà deux plans officiels de redressement. J’ai pris des engagements fermes. J’ai dit que si, en 2000, la première année du plan, la dette n’était pas divisée par deux, je m’en irais. Si la marge opérationnelle n’atteignait pas un minimum de 4,5%, je m’en irais.
Vous semblez être un homme impatient, voire irascible. Pas de perte de temps. Vous préférez parler d’avenir plutôt que d’expliquer le passé. Dans un pays où l’on ne peut pas dire les choses en face, comment fait-on?
Impatient, je le suis. Irascible, c’est pas sûr. Je préfère voir comment franchir un grand pas plutôt que disserter sur les moyens de ne pas le franchir. Dans un pays de l’ellipse, au Japon par exemple, il faut faire simple et transparent.
Vous ne croyez ni à l’intuition, ni à l’instinct. Comment feriez-vous dans cette partie du monde?
C’est trop facile d’aller à l’intuition et à l’instinct. Il faut toujours essayer d’établir d’abord un diagnostic, être très lucide, écouter les avis des gens. C’est un travail de base très important. Il arrive dans des cas très difficiles, malgré un travail de fourmis, que le diagnostic ne soit pas complet. On a alors recours à l’instinct et à l’intuition qui sont importants en dernier recours.
En 2005, Renault va adopter une structure anglo-saxonne de chairman et de CEO. Louis Schweitzer sera donc votre patron chez Renault. Comment allez-vous opérer sous les ordres d’un homme qui vous aurait reproché, selon un de ses proches, de lui avoir volé son succès?
Louis Schweitzer a dit qu’en 2005, il deviendrait président du conseil d’administration et moi patron de Renault. Chez Nissan, j’ai eu un président du conseil d’administration aussi. C’était un partenaire, quelqu’un qui m’aidait. Ce n’est pas une relation de soumission, de patron à personnel. C’est une relation de complémentarité entre deux personnes avec des missions très différentes.
La décision de l’alliance Nissan-Renault a été prise par Louis Schweitzer et Hanawa. Ils ont uni les entreprises pour le meilleur et pour le pire. J’ai pris des risques en prenant Nissan. Si ça n’avait pas marché, je sais qui on aurait montré du doigt.
Vous allez gérer dans deux continents, deux mentalités, deux horaires, deux groupes, jusqu’où vont vos ambitions?
Ce n’est pas une question d’ambition mais de capacité. Ça va être Paris, Tokyo mais aussi les Etats-Unis. Il ne faut pas oublier que pour Nissan, les marchés américains représentent 50% des ventes. Aujourd’hui, j’opère entre les Etats-Unis, Tokyo et l’Europe. A partir de 2005, ce sera Paris, Tokyo et les Etats-Unis. Je vais vivre dans un avion!
La politique vous intéresse-t-elle?
Non.
Est-ce que votre nationalité libanaise a été un poids dans votre carrière?
Je n’ai jamais considéré ma nationalité comme un atout ou une contrainte. Dans tous les pays où j’ai été, on savait que je suis né au Brésil, que j’ai passé quelques années au Liban et que j’ai vécu en France. On ne m’a jamais enfermé dans un cadre: il est Libanais, Français ou Brésilien. Ça a toujours été une adition de tout ça.
On ne sait plus si vous êtes libanais, franco-brésilien ou citoyen du monde. En dehors du côté affectif, le Liban vous dit-il encore quelque chose?
J’y ai une relation affective. Des racines. Ma femme y est née, sa famille y vit. Je pense que le Liban peut continuer à jouer un rôle en dehors du cliché qui existe dans le cadre d’un monde arabe soucieux d’un essor économique. Je m’informe toujours sur le Liban. J’y retourne une à deux fois par an. Je suis membre du conseil stratégique de l’USJ. Si je n’y avais aucun intérêt, je ne vois pas pour- quoi je l’aurais fait.
Un mot à vos amis de Jamhour pour le Jubilé.
Au Liban, il y a des institutions qui sont sauvegardées qui tournent autour de l’éducation. Même quand tout va mal, il y a une grande famille, c’est réconfortant.