Peu de Libanais se font des illusions sur la capacité et la volonté de leurs leaders politiques de trouver un terrain d’entente sur la question des armes. La solution était déjà assez complexe lorsque seul le Hezbollah en possédait. Maintenant que tout le monde en a, elle est carrément improbable. Mais en même temps, rares sont les Libanais qui n’ont pas ressenti du soulagement en voyant tous les protagonistes – sauf deux – réunis autour d’une même table, discutant comme des hommes civilisés et responsables, plutôt que de s’invectiver sur les ondes des radios, les chaînes de télévisions et dans les colonnes des journaux, au risque d’exacerber les instincts les plus primaires, dans un contexte régional explosif.
Calmer les esprits, réduire les tensions, étouffer les pulsions destructrices qui s’emparent des hommes en ces moments de folie devient une nécessité nationale, un devoir sacré. La photo a eu sur les Libanais cet effet magique que peut avoir la douce voix d’une maman dans l’oreille de son bébé en pleurs. A défaut de fond, les Libanais ont eu droit à la forme. C’est déjà un pas en avant.
Ceux qui refusent l’un sans l’autre commettent une erreur, d’abord psychologique. Les Libanais sont tellement tourmentés, angoissés, exaspérés, à bout de force – et de ressources –, qu’ils ne supportent plus les défis, les confrontations, les situations conflictuelles et incertaines. Et, encore moins, ceux qui les provoquent ou les encouragent. A défaut de sérénité et de quiétude, qu’ils considèrent comme un luxe inabordable ou un caprice irréalisable, ils se contenteraient d’un répit, d’une trêve, d’une accalmie; juste une parenthèse pour reprendre un peu de force, avaler un bol d’air, respirer une bouffée d’oxygène.
L’erreur est aussi politique, car ceux qui ont manqué à l’appel s’exposent au risque d’être isolés. Certes, Samir Geagea a fait montre de cohérence entre les actes et les paroles, beaucoup de ses alliés et adversaires ne peuvent pas en prétendre autant. Il n’en reste pas moins qu’il apparaît bien seul dans l’arène. Surtout que le public aussi a déserté les lieux, fatigué d’un spectacle qui a trop duré, préférant les scènes plus légères et moins violentes à la furie des gladiateurs qui n’en finissent pas de se lacérer. Dans ce cas, les Libanais ont trouvé ce qu’ils cherchaient du côté du palais de Baabda.
Le chef des Forces libanaises a peut-être raison, lorsqu’il affirme que le dialogue n’aboutira à rien et qu’il doute des réelles intentions du Hezbollah. Mais il se trompe quand il dit qu’il s’agit d’une «perte de temps». Car si le temps n’était pas meublé par la table du dialogue, il le serait par les combats insensés de Tripoli, par l’hystérie collective du Akkar – ou les deux à la fois –, avec un risque de contagion, bientôt incontrôlable. Car, malheureusement, chaque région, communauté, ou parti a ses fous furieux, ses forcenés, prêts à nous renvoyer sans escale vers le Moyen Age, voire dans la préhistoire.
Face à ces différents tableaux, le Libanais «normal» (comprendre ordinaire) choisira sans trop d’hésitations la table du dialogue. Car, en fin de compte, il vaut mieux être dupe et vivant que lucide et mort.
Paul Khalifeh