Magazine Le Mensuel

Nº 2852 du vendredi 6 juillet 2012

HORIZONS

Nahr el-Kalb. Les stèles à remonter le temps

Une fois n’est pas coutume, des petits bijoux d’anthologie sont sous nos yeux sans qu’on ne leur prête attention. Le site de Nahr el-Kalb, loin d’être inconnu, reste pour autant méconnu du grand public et des touristes. Magazine revient sur son extraordinaire destin.

«Les peuples vinrent, vainquirent, s'installèrent et disparurent. Ils sont toujours dans la mémoire des hommes et dans leurs légendes, peut-on lire dans Un pays sous un arbre, du poète libanais Salah Stétié. Leurs chefs s'appelaient Ramsès ou Alexandre, Nabuchodonosor ou Titus, quand ce n'était pas Cléopâtre ou Zénobie. Certains venaient du lointain Occident, comme pour forcer les portes du soleil. D'autres suivaient la course du soleil et sortaient d’Asie. Comme s'ils pressentaient à quel point l'Histoire est une maîtresse volage, certains de ces conquérants, après avoir goûté l'amertume de leur conquête, ont voulu, avant d'être reconduits, confier, ultime vanité, leur carte de visite à cette parente pauvre de l’Histoire qu'est la pierre. Ils sont encore lisibles, sur les parois et les stèles du fleuve Lycus, les noms de tous ces amants d'un jour, de ces triomphateurs évanouis».
Chose à la fois étrange et délicieuse, unique en son genre au niveau mondial, des tags millénaires se sont multipliés au fil des siècles et à mesure des passages des conquérants à l’embouchure de Nahr el-Kalb, dont l’entrave naturelle des falaises était réputée, à l’époque, des plus difficiles à franchir. De Ramsès II à Napoléon III, en passant par le roi Nabuchodonosor II, le général Gouraud ou encore l’empereur romain Caracalla, tous ont laissé un souvenir, plus au moins mégalomane dans la roche. Mais qu’il est agréable de voir inscrite en 2012 dans la roche l’Histoire d’un pays. Le site a encore plus d’un mystère dans ses pierres. Nahr el-Kalb offre, aux archéologues et historiens, un puzzle à reconstituer grâce aux différents ouvrages laissés par les aventuriers du passé et les découvertes faites par hasard, comme celles des grottes préhistoriques lors de la construction du tramway, à la fin du XIXe siècle.
Dans un ouvrage passionnant Le site de Nahr el-Kalb, publié par la Direction générale des Antiquités (DGA), Anne-Marie Afeiche, conservatrice également du Musée national, explique que «la vallée et les promontoires de Nahr el-Kalb ont subi de telles transformations, notamment à partir du début du 20e siècle, qu’il est ardu d’envisager les circuits jadis pratiqués. Au siècle dernier, précise-t-elle, le percement de routes, d’autoroutes, d’un double tunnel et la construction de ponts ont contribué à modifier le paysage de l’embouchure du Nahr el-Kalb». Rien de tel alors, que de revenir quelques décennies en arrière, sur la monture de l’écrivain français  Alphonse de Lamartine, le 18 novembre 1832, essayant de franchir la falaise. «Le Fleuve du Chien coule silencieusement entre deux parois de rochers perpendiculaires, de deux ou trois cents pieds d’élévation, écrit-il. Il remplit toute la vallée dans certains endroits; dans d’autres, il laisse seulement une marge étroite entre ses ondes et le rocher. Cette marge est couverte d’arbres, de cannes à sucre, de roseaux et de lianes qui forment une voûte verte et épaisse sur les rives et quelquefois sur le lit entier du fleuve. Un khan ruiné est jeté sur le roc (à présent juste après le tunnel), au bord de l’eau, vis-à-vis d’un pont à arche élancée, sur lequel on passe en tremblant. Dans les flancs des rochers que forme cette vallée, la patience des Arabes a creusé quelques sentiers en gradins de pierres, qui pendent presque à pic sur le fleuve, et qu’il faut cependant gravir et descendre à cheval. Nous nous abandonnâmes à l’instinct et aux pieds de biche de nos chevaux, mais il était impossible de ne pas fermer les yeux dans certains passages, pour ne pas voir la hauteur des degrés, le poli des pierres, l’inclinaison du sentier, et la profondeur du précipice».

Le chien et ses légendes
«Lycos» pour les Grecs, «Lycus» pour les Romains, signifiant le loup, aurait été traduit «fleuve du Chien» par les Arabes, un terme dont l’origine a fait couler beaucoup d’encre. D’après le Chevalier d’Arvieux, la légende raconterait qu’une statue de chien au haut du cap signalait l’arrivée des armées ennemies par des aboiements que l’on entendait jusqu’à Chypre. Par la suite, les Turcs l’auraient abattu et jeté à la mer. D’ailleurs, selon certains récits, la tête de la statue aurait été achetée et transportée en Italie. Une autre légende est rapportée par Ernest Renan dans La Mission de Phénicie,en 1861. Selon cette dernière, un sphinx, posté au haut du promontoire, jetait à la mer les voyageurs qui ne pouvaient résoudre son énigme. Pour d’autres, il ne s’agissait que d’un rocher en forme de chien ou encore d’une statue érigée pour le culte du dieu égyptien Anubis. L’ouvrage de la DGA relate l’existence d’un courrier dans ses propres archives, daté du 11 juillet 1942, signalant qu’«une antique statue, détruite par les Turcs a été repérée au-dessous de la pointe de Nahr el-Kalb», par l’unité de maintenance de la compagnie des Chemins de fer australienne. Une statue en relatif bon état et sans tête. Le New York Timesdu 6 août 1942 revenant sur la trouvaille, déclare que la statue serait conservée au Musée national de Beyrouth, mais aujourd’hui introuvable. De quoi faire rêver quelques aventuriers.
Les mystères ne s’arrêtent pas là. Sur le site, quelque vingt-deux inscriptions sont à découvrir au cours d’une promenade proposant d’escalader marche par marche le tunnel de Nahr el-Kalb et de surplomber la côte en y découvrant ces souvenirs laissés par les plus grands combattants de tous les temps en huit langues, l’égyptien antique, le néo-assyrien, le néo-babylonien, le latin, le grec, l’arabe, le français, le turc et l’anglais.
A l’origine, trois reliefs égyptiens avaient été érigés à quelques années d’intervalle à l’effigie de Ramsès II, lors de ses campagnes avant et après la bataille de Qadesh contre les Hittites au XIIIe siècle avant J.-C. Aujourd’hui, seules deux d’entre elles ont subsisté. La faute à Napoléon III… qui choisit la troisième pour inscrire dans la prospérité son expédition au Liban en 1860, mettant fin au conflit qui opposait druzes et maronites. L’inscription gravée en 1861 fut à son tour détruite par un officier ottoman durant la Première Guerre mondiale et remise en état en 1919.
Il est intéressant de noter que les reliefs égyptiens ont tous été accolés par des inscriptions et reliefs assyriens, témoignant de cette nouvelle domination dans la région au début du 1er millénaire av J.-C. Notamment, tout en haut de la falaise, se trouve le relief datant de 671 av. J.-C., du roi Assarhaddon, rédigé au retour de la campagne d’Egypte où il parvint à entrer dans Memphis. En tout, cinq reliefs assyriens sur six ont pu être conservés. 

Les mamelouks aussi
Alors que le premier voyageur ayant décelé l’importance du site de Nahr el-Kalb est sans doute Henry Maundrell en 1697, ce n’est qu’en 1878 que l’inscription isolée de Nabuchodonosor II, roi de Babylone entre 604 av. J.-C. et 562 av. J.-C., fut découverte par hasard lors de la construction d’un canal d’irrigation. Au-delà de deux inscriptions grecques, dont l’une signée du nom du gouverneur Proculus, l’inscription latine de l’Empereur Caracalla mentionne les travaux d’élargissement de la route romaine au IIIe siècle. D’autres stèles relatent également l’inauguration d’axes de communication, à l’instar de celles des deux ponts du site. Le plus récent, tout près de l’embouchure du fleuve, date de 1901, édifié sous l’égide du sultan Abdel Hamid Khan II durant le règne de Naoum Bacha, pour remplacer des ponts successifs à partir de 1880 qui n’ont pas résisté aux intempéries. Plus en amont, à quelques centaines de mètres, une stèle signale la construction du pont encore présent, à trois arches, sous le commandement du sultan mamelouk Saifeddine Barqouq, au XIVe siècle. Remanié à plusieurs reprises, notamment par l’émir Béchir II entre 1809 et 1810, il est possible qu’il ait été construit sur les vestiges d’un pont romain. D’ailleurs, à ses côtés, un aqueduc remonterait à l’époque romaine. Reste à signaler la stèle difficilement visible, car placée directement sur l’autoroute, du souvenir d’un chemin de fer passant par le site de Nahr el-Kalb, en 1942, reliant Beyrouth à Tripoli et complétant le lien entre Londres et Le Caire, grâce à la Australian Railway Construction. Le pont métallique fut détruit en 1995.
Fait intéressant: durant une courte période, en février 1919, les reliefs sont mis sous vitre. Quelques mois auparavant, d’autres conquérants avaient laissé la trace de leurs exploits dans la roche, à savoir celles des forces armées britanniques ou françaises, commémorant l’occupation de Beyrouth ou la prise de Damas. Concernant cette dernière inscription, il est amusant d’en connaître l’histoire. A son origine, elle ne mentionnait pas l’aide française dans la mission des British Desert Mounted Corps et des Forces arabes du roi Hussein pour capturer Damas, Homs et Alep en 1918. L’inscription fut corrigée en 1930 sous le mandat français.
D’autres stèles ont été ajoutées aux plus anciennes, notamment, des inscriptions libanaises, sur le départ de la puissance mandataire le 31 décembre 1946 ou encore sur la Libération du Sud, le 24 mai 2000.
En octobre dernier, différentes ONG se sont regroupées pour nettoyer le site. Une initiative qui rend particulièrement agréable la visite de ce lieu historique à teneur inédite. Alors chapeau bas.

Delphine Darmency

 

Le sauveur Maurice Chéhab
Maurice Chéhab a, en 1958, littéralement sauvé le site de Nahr el-Kalb. Alors Directeur général des Antiquités, il s’oppose au projet d’autostrade vers le Nord à voie montante et descendante qui aurait dû longer le littoral et détruire le promontoire. Finalement, le percement de deux tunnels fut décidé pour épargner les stèles et les restes préhistoriques.

 

Conservation du site
Suite à l’initiative de la Fondation nationale du patrimoine, le site est mis en valeur en 2003 sous la supervision de la DGA, notamment par la restauration des auvents qui protègent les reliefs, la mise en place d’un nouveau garde-corps, le remaniement des marches, la documentation et la signalétique encadrant chaque inscription. Il reste néanmoins à installer un réseau d’éclairage, à dévier la bifurcation vers Zakrit pour sécuriser les visites, exploiter le khan mitoyen en le transformant en centre d’accueil et élaborer la mise en place d’un parking. L’une des difficultés de gestion du site est la responsabilité partagée par différentes institutions et partenaires: la DGA, les ministères du Tourisme, de l’Environnement, du Transport, les municipalités de Zouk Mosbeh et Zouk Dbayeh et les propriétaires privés des parcelles où se situent les stèles.
En 1937: 17 reliefs sont classés sur la liste des Monuments historiques par décret ministériel et en 2005, le site est inscrit sur le registre de «la Mémoire du Monde» de l’Unesco.

 

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