Les incidents à répétition dont est victime le Liban-Nord depuis le début de la rébellion syrienne creusent l’écart entre cette région et le reste du pays. La lente dérive du Akkar, qui échappe de jour en jour à la loi, réduisant l’Etat à sa plus faible expression dans la plus parfaite indifférence de nos responsables, est porteuse de nombreux dangers à long terme.
«Il est urgent qu’une force militaire soit postée aux frontières avec la Syrie, afin de mettre fin à l’état de non droit qui prévaut dans cette région depuis plus d’un an». Cette demande, tout à fait justifiée, n’en est pas moins étonnante du fait qu’elle émane de Rateb Ali, un contrebandier familier des sentiers illégaux reliant le Pays du Cèdre à son puissant voisin.
Ce cri de désespoir est celui de nombreux habitants du Nord résidant dans la verdoyante vallée de Wadi Khaled, trouvant son prolongement dans la plaine de Homs, en proie depuis plusieurs mois à de violents combats entre l’Armée syrienne et les rebelles syriens.
La crise syrienne est hautement contagieuse. En effet, en début de semaine, ces régions ont été le théâtre d’échanges de tirs des deux côtés de la frontière, accompagnés de chutes d'obus, faisant trois morts au Liban, dont deux Syriens et un Libanais. Selon l’agence de presse Reuters, cinq immeubles auraient été endommagés par les bombardements.
5000 soldats aux frontières
La gravité des derniers affrontements a finalement poussé le gouvernement à réagir, en demandant à l’armée de se déployer aux frontières Nord et Est. 5000 soldats devraient être envoyés pour «combler les failles» qui existent à la frontière, selon le commandant en chef de l’armée, le général Jean Kahwagi.
Ces combats ne sont pas seuls à enflammer la rue sunnite. Le week-end dernier, des dizaines de jeunes ont entassé des sacs de sable et brûlé des pneus sur l’artère principale reliant les villages de la région du Akkar à Tripoli, l’isolant donc de fait. «Une altercation entre des manifestants ayant érigé un barrage et des passants alaouites aurait également eu lieu», reconnaît Nabil Rahim, un cheikh salafiste de Tripoli. Il semblerait que les militants aient pris pour cible une voiture conduite par des alaouites qui aurait refusé de s’arrêter. Ces derniers auraient été battus. Des miliciens se seraient aussi déployés, selon certaines sources résidant dans le secteur.
Cette résurgence milicienne est liée à la mort de deux cheikhs sunnites en mai dernier. Les deux dignitaires religieux, Ahmad Abdelwahed et Mohammad Houssam Merheb, originaires du Akkar, ont été abattus à un barrage de l’Armée libanaise. Trois officiers et huit soldats arrêtés dans le cadre de cette affaire ont été libérés la semaine passée. Cinq sont toujours en détention.
Pressions islamistes
Les habitants et le Comité du Wakf islamique du nord se sont insurgés contre cette libération, appelant l’Etat «à revenir sur sa décision». S’adressant au Premier ministre Najib Mikati, le député Khaled Daher du Courant du futur, proche des cercles islamistes tripolitains, a déclaré que l’affaire devrait être discutée en Conseil des ministres: «Vous devez prendre une position qui protège la justice et le peuple», a-t-il déclaré. Le député a exprimé des doutes quant à la manière dont les deux dignitaires sunnites sont morts, laissant croire à un complot et à un meurtre prémédité. Un assassinat qu’il compare à celui de l’ancien Premier ministre Rafic Hariri, et d’autres attentats politiques qui ont visé des ministres et des députés. «Dès le début, nous avons prévenu que le tribunal militaire n’était pas l’institution adéquate pour traiter de l’affaire. On ne peut être juge et partie dans une même situation», a-t-il rappelé.
Une opinion que semblent partager les frères du cheikh Abdelwahed. Ces derniers auraient également accordé un nouveau délai qui expire vendredi, afin que l’affaire du meurtre de leur frère soit transférée à la Cour de justice. Dans la négative, de nouvelles mesures de désobéissance civile seraient prévues en fin de semaine.
«Les habitants de Akkar ne font plus confiance aux institutions étatiques et plus particulièrement à la Cour militaire dont le procureur est un allié indéfectible du Hezbollah», clame une source du Nord. Légitimes ou non, ces accusations reflètent le profond malaise qu’éprouvent les habitants de la région envers l’Etat.
Un malaise exacerbé par d’autres incidents sécuritaires entachant la souveraineté des institutions militaires. En effet, la semaine passée, le poste de la Sûreté générale dans la région frontalière de Bkeiya au Liban-Nord a essuyé des tirs provenant des forces syriennes régulières, blessant deux membres de la Sûreté générale. Selon une déclaration de la Sûreté générale, les forces syriennes qui poursuivaient des éléments armés, se seraient infiltrés en territoire libanais, jusqu’au poste de la SG, d’où ils ont kidnappé deux agents, qu’ils avaient conduits en Syrie, avant de les relâcher. Un incident rapidement dénoncé par le président de la République Michel Sleiman. Une dénonciation toutefois tempérée par les déclarations du ministre des Affaires étrangères. Adnan Mansour qui a exprimé des regrets pour la mort des deux Libanais tout en ajoutant que ces affrontements résultaient «d’erreurs involontaires».
Ce laisser-faire politique, quasi atavique laisse un goût amer aux habitants de Wadi Khaled. Ali s’insurge: «Où est donc mon gouvernement, quel est son rôle, pourquoi ne se préoccupe-t-il pas de ses citoyens?» s’interroge-t-il, en faisant remarquer que bien que sa maison ait été prise pour cible en début de semaine, aucun officiel n’est venu constater les dégâts. «Vers qui les citoyens du Akkar doivent-ils se tourner?»
Cette question demeure au cœur du problème, bien qu’ignorée par la plus grande partie de la classe politique. Dans une région longtemps oubliée par les gouvernements successifs, près de 50% des personnes résidant à Tripoli, dans la plaine du Akkar, Minyé et Denniyé au Liban-Nord vivent sous le seuil de pauvreté. Cette réalité, avec la crise syrienne en toile de fond, permettent aux mouvances islamistes de gagner lentement du terrain par le biais d’associations caritatives financées par des pays arabes. A Wadi Khaled, comme dans le reste du Liban-Nord, le pouvoir du Courant du futur, parti politique modéré, s’étiole progressivement, laissant un vide pouvant facilement être comblé par des mouvances plus radicales.
Interviewé il y a quelque temps par Magazine, le sociologue Talal Atrissi estimait que l’absence de l’Etat au Liban-Nord contribuait à la marginalisation des populations locales et à l’apparition de groupuscules extrémistes. Pour affronter cette nouvelle réalité qui se dessine dans cette région, le Liban se doit de tirer les leçons du passé en évitant ainsi les erreurs qui ont marqué sa gestion du Liban-Sud, laissé à l’abandon jusqu’à l’émergence du Hezbollah. Un Etat faible et déconsidéré peut, après tout, facilement devenir défaillant…
Mona Alami
Les exigences de la population
«Nous rejetons une enquête militaire sur cet incident, car l'armée est impliquée dans ce crime», ont annoncé les parlementaires du Akkar à la suite d'une réunion d'urgence. «Le gouvernement est moralement responsable de cet incident», ont-ils ajouté. Lors d’un meeting qui a eu lieu à Bireh dans le Akkar, le député Khaled Daher a menacé «de recourir à tous les moyens de protestation pacifiques, jusqu’à la désobéissance civile, si l’affaire des deux cheikhs n’est pas transférée de la Cour militaire à la Cour de justice». Daher a précisé que «les députés du Akkar seront reçus demain (cette semaine) par le président de la République pour discuter de cette question». «Nous voulons que l’affaire soit transférée de la Cour militaire à la Cour de justice», a-t-il souligné. «Tout le monde au Liban sait ce qu’il en est avec la Cour militaire. Il n’y a qu’à se souvenir de la mort de l’officier Samer Hanna, par exemple, dont le meurtrier a été libéré quelques mois plus tard». «Nous nous inclinerons face à la décision de la justice», a-t-il déclaré au quotidien. «Mais jusque-là, nous ferons usage de tous les moyens démocratiques pour protester contre la libération des militaires. Nous irons progressivement des sit-in devant le domicile du Premier ministre Najib Mikati jusqu’à la désobéissance civile dans les différentes localités». Le mufti de Tripoli, cheikh Malek Chaar, a souhaité de son côté que le dossier du double assassinat, ou de la double mort, si l’on ne veut pas anticiper sur le jugement du tribunal, soit confié à la Cour de justice, estimant que, ce faisant, «un grand sujet de discorde serait neutralisé». Selon certaines sources du Nord, dans le cas d’une escalade qui recevrait le blanc-seing du Comité du Waqf islamique du Nord, ce dernier pourrait interdire aux sunnites du Akkar faisant partie des forces régulières de se rallier à leurs troupes.