Magazine Le Mensuel

Nº 2853 du vendredi 13 juillet 2012

En Couverture

Manaf Tlass. Les secrets d’une défection

Au moment où les médias du monde entier révélaient la dissidence du général Manaf Tlass et sa fuite en Turquie, l’officier était déjà arrivé à Paris pour rejoindre sa femme et ses enfants. 72 heures plus tôt, il avait abandonné le régime Assad qu’il avait servi avec dévotion pendant plus de vingt ans.

 

La relation, qui lie Manaf Tlass à la famille Assad, dépasse de loin celles de tous les autres acteurs du régime syrien. Depuis son plus jeune âge, le fils du ministre de la Défense de Hafez el-Assad et son meilleur ami, Moustafa Tlass, s'asseyaient sur les mêmes bancs d’école avec les fils du président au Lycée français. Né en 1964, il avait un an de moins que Bassel et un de plus que Bachar. Les trois enfants formaient un cercle uni, rejoint par le benjamin Maher el-Assad, né en 1967.
C’est, sans doute, un des éléments qui contribuera, des années plus tard, à voir Manaf Tlass se retourner contre ses mentors, car les relations qui le lient à Maher ont toujours été froides, voire tumultueuses, surtout depuis les événements qui ont frappé la Syrie. Mais les acteurs ne sont plus des enfants et dirigent un pays de vingt millions d’habitants, où le sang coule à flots depuis seize mois.
Le président syrien se trouvait depuis longtemps au cœur de cette querelle de famille, incapable de trancher, bien que dès le début, il tâchera de ne pas fâcher son petit frère au grand désespoir de Manaf. Ce dernier, chef de la division 105 de la Garde républicaine, restait cloîtré dans son bureau du Mont Qassioun, lui qui espérait gravir les plus hauts échelons de la hiérarchie militaire.
Les événements qui ont éclaté, le 15 mars 2011, ont eu un effet encore plus négatif sur sa position. Pensant pouvoir traiter avec les mouvements d’opposition, il demande au président le feu vert pour engager un dialogue avec eux fin mars. C’est chose faite, puisque Manaf Tlass s’entretient avec Fayez Sara, Michel Kilo et quelques autres figures d’opposition et promet des réformes. Le lendemain, il apprend que tous les hommes qu’il venait de rencontrer avaient été arrêtés sur ordre de Maher el-Assad.
Il comprend alors que, non seulement le numéro deux du régime ne souhaitait pas le voir jouer un quelconque rôle politique, mais aussi qu’il était prêt à tout pour l’humilier. Il préfère alors prendre du recul et se limiter à son rôle de chef militaire. Mais les batailles qui font rage à Rastan, son village natal, le forceront, sans le vouloir, à occuper le devant de la scène. Des sources proches du régime syrien affirment que le coup de grâce est survenu quand le général Manaf a refusé les ordres de diriger lui-même la bataille de Homs. «Aux yeux de la famille Assad, le fait d’avoir refusé d’obéir aux ordres est impardonnable, et sa loyauté était désormais mise en doute». Plus rien n’était comme avant et ce n’est pas une coïncidence si le président décide de nommer le général de brigade Ahmad Tlass, chef de la 9e division, connu sous le nom d’Abou Sakhr, comme commandant des opérations militaires dans la province de Homs. Une responsabilité que son cousin Manaf avait refusée et qui le poussera, en fin de compte, à prendre la route de l’exil.

L’exil parisien
C’est sûrement à ce moment-là que la famille prendra la décision de quitter le pays. La sœur, Nahed, est déjà à Paris, où elle vit depuis de longues années depuis son mariage avec le milliardaire syro-saoudien Akram Ojjeh, venu pourtant la demander en mariage pour son fils! Firas, le frère aîné, a préféré, dès mars 2011, envoyer les membres de sa famille à Dubaï, avant de les rejoindre quelques semaines plus tard. Reste le plus difficile, sortir le père, toujours réticent à ce plan. En fin de compte, le compagnon de la première heure de Hafez el-Assad, celui à qui il avait juré sur son lit de mort de faire attention à sa famille, s’est laissé convaincre et s’est rendu en France pour «suivre des traitements médicaux routiniers».
Son départ fut, en tous points, conforme au même voyage entrepris, quelques années plus tôt, par un autre ancien compagnon de route de Hafez el-Assad, Abdel Halim Khaddam, devenu depuis farouche opposant au régime.
Entre-temps, la bataille de Homs fait rage et la ville natale de Tlass subit quotidiennement les bombardements de l’armée régulière. Ce qui ne pouvait que fâcher davantage Manaf, qui avait non seulement perdu les faveurs de Bachar, mais était placé sous une surveillance rapprochée par les agents de Maher. Son bureau et sa maison étaient probablement truffés de micros. Après le départ de son père, son plus grand souci restait de mettre sa femme et ses enfants hors de portée du régime, mais pour cela, il fallait attendre le moment idéal. Celui-ci se présenta début juillet quand sa femme, Tala, est invitée à assister à un mariage au Liban, ce qui lui permit de quitter Damas pour la capitale libanaise avec ses enfants, tâchant de ne pas prendre trop de bagages afin de ne pas attirer l’attention. Un homme politique libanais, qui a rencontré Manaf Tlass dans son bureau, quelques jours seulement avant sa fuite, raconte à Magazine: «Il paraissait très normal, à l’aise même, rigolant et discutant comme si de rien n’était. C’est vrai qu’il a critiqué la façon dont les autorités ont traité certaines forces d’opposition, mais à aucun moment, ses critiques ne se sont adressées au président. Au contraire, il semblait toujours loyal à son ami d’enfance et, contrairement à ce qui a pu être dit dans certains milieux, il n’était pas assigné à résidence ou écarté de son poste puisqu’il se trouvait dans son bureau à Qassioun. Il m’avait même demandé de lui rendre visite dans les deux semaines!»
En réalité, tout était prêt pour le jour J, et Manaf, en contact avec les services de renseignement turcs et français, avait déjà révélé à ces derniers l’itinéraire qu’il prendrait pour se réfugier en Turquie, car il serait très dangereux pour lui de tenter de passer par le Liban. C’est ainsi que le mardi 3 juillet à l’aube, Manaf Tlass traversait tout seul la frontière avec l’aide d’un groupe rebelle proche d’Ankara. Sa fuite ne fut révélée que deux jours plus tard par un pouvoir embarrassé qui ne savait pas trop comment expliquer cette trahison de l’un des hommes les plus proches de Bachar el-Assad et faisant partie de son cercle intime et de la cellule de crise, censée trouver des solutions à la situation chaotique et assurer la survie du régime.
Bien que le pouvoir de Damas n’ait officiellement pas émis de commentaires sur la fuite du fils de l’ancien ministre de la Défense, des sources proches du pouvoir ont prétendu que le général avait quitté son poste après la découverte, par les autorités syriennes, de l’existence de contacts secrets entre Manaf et les forces de l’opposition. Les milieux du régime ajoutent que si le gouvernement avait voulu l’arrêter, il l’aurait fait. Une source bien informée précise à ce sujet que «le président Bachar el-Assad ne voulait pas arrêter son ancien meilleur ami et a préféré le laisser partir». Manaf Tlass, qui s’est contenté d’un communiqué dans lequel il a demandé aux soldats syriens de ne pas exécuter les ordres et surtout de ne pas tirer sur les manifestants, a expliqué qu’il avait tardé à fuir pour protéger sa famille. Son père, quant à lui, est intervenu pour critiquer la décision de son fils, indiquant que l’armée syrienne n’était pas une troupe de scouts et qu’elle ne s’effondrerait pas juste parce que Manaf avait fui son poste. Bien que l’ancien ministre de la Défense ait ajouté qu’il n’avait pas vu son fils, pourtant présent à Paris comme lui, il n’a cependant émis aucun désir de rentrer au pays. Il est clair, les Tlass ont choisi leur camp.

Walid Raad

 

Un Don Juan
Manaf Tlass n’est pas le fils aîné de Moustafa Tlass, mais dès le début, c’est lui qui est propulsé sur le devant de la scène politique et militaire. Non seulement son frère Firas manquait de charisme, mais en plus, la relation personnelle qui le lie aux enfants du président Hafez el-Assad représentait un avantage de taille en sa faveur. Séduit par Bassel, il fait partie de son clan restreint et rejoint l’armée syrienne pour suivre ses pas. Dès le début, il est envoyé servir au sein de la Garde républicaine afin de rester proche de Bachar el-Assad, qui a une confiance aveugle en lui, contrairement à Maher qui ne rate pas une occasion de l’humilier. Après le départ à la retraite de son père, il est élu membre du Comité central du parti Baas en 2000 et promu au grade de général, ce qui laisse penser que Manaf sera probablement nommé ministre de la Défense ou, au moins, chef d’état-major. Cet homme jovial, aux cheveux poivre et sel, qui a toujours son cigare cubain aux lèvres, a su séduire les femmes autour de lui, ce qui a souvent suscité la jalousie des cousins du président syrien. Mais Manaf n’était pas juste un Don Juan. Il savait aussi comment se faire respecter et craindre. Marié à Tala Kheir, une sunnite comme lui issue d’une famille damascène aisée et considérée comme l’une des jeunes filles le plus belles de Damas, il a toujours préféré rester dans l’ombre, contrairement à son père.

 

Une famille de militaires
Les Tlass sont, avant tout, une famille de militaires. Ceci explique pourquoi de nombreux officiers de l’armée syrienne sont originaires de Rastan et portent fièrement le nom de Tlass. Après la révolte populaire et la rébellion armée, la loyauté de la famille a été mise à rude épreuve. C’est dans ce contexte que le nom du lieutenant Abdel Razzak Tlass a surgi. Agé d’à peine 25 ans, cet officier, qui avait réussi à intégrer l’école militaire grâce à son cousin Manaf et à son oncle Moustafa, a décidé de changer son allégeance, devenant un des officiers les plus en vue dans l’Armée syrienne libre à la tête du bataillon al-Farouk, mais aussi une des stars de la chaîne qatarie al-Jazeera. C’est lui qui dirigea la bataille de Baba Amr aux résultats très mitigés.
Le régime, qui veut l’éliminer à tout prix, aurait même offert une prime à toute personne capable d’accomplir cette mission.  Sa défection durant l’été 2011 avait mis les généraux Moustafa et Manaf Tlass dans l’embarras.

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