Les derniers mots du colonel Mouammar Kadhafi, juste avant de s’enfuir, mettaient en garde contre la prise du pouvoir par les Frères musulmans qui, selon lui, détruiront le pays de Omar al-Moukhtar. Comme la majorité des prévisions du guide défunt, celle-ci aussi s’est avérée inexacte.
A la surprise générale, la déferlante islamiste n’était pas au rendez-vous en Libye. Les différents partis islamistes, notamment la confrérie des Frères musulmans, n’ont pas réussi à obtenir la majorité des sièges au nouveau Parlement. Une alliance regroupant des dizaines de partis et mouvements politiques dirigés par l’ancien Premier ministre Mahmoud Jibril, a réussi à remporter plus de la moitié des sièges. Quelques heures après la fermeture des bureaux de vote, samedi 7 juillet, tous les indices donnaient une avance importante pour les libéraux, et des scores humiliants pour les islamistes. Les Frères musulmans n’ont obtenu que 8% des voix, alors que le célèbre Abdel Hakim Belhadj, ancien détenu de Guantanamo et un des leaders rebelles les plus en vue, n’a obtenu que 3%, un score qui aurait pu faire rougir même Eva Joly! La vague islamiste qui avait commencé en Egypte, s’est étendue en Tunisie et au Maroc. Elle n’a finalement pas réussi à s’imposer en Libye, un pays pourtant beaucoup plus conservateur et renfermé.
La révolte des femmes
Que s’est-il donc passé pour que la confrérie et ses dérivés aient subi un tel affront? Tout d’abord, les semaines et les mois qui ont suivi la chute de l’ancien régime ont vu une mainmise des groupes rebelles salafistes radicaux sur tous les aspects de la vie quotidienne. La société libyenne, certes conservatrice mais loin d’être fanatique, n’a pas accepté les nouvelles lois imposées de facto par les miliciens de Belhadj à Tripoli, ou celles de ses confrères à Benghazi. D’ailleurs, dans les deux villes, l’alliance de Jibril a remporté le scrutin avec plus de 70% des voix. Les analystes ont noté que les islamistes s’étaient aliénés les femmes. Par conséquent, ces dernières se seraient rendues en masse aux bureaux de vote avec une participation de plus de 70%, alors que les hommes se sont déplacés à 55%.
L’ancienne Jamahiriya permettait aux femmes d’occuper n’importe quel poste et le rôle joué par la femme ou la fille de l’ancien dictateur, sans parler de sa garde féminine personnelle, est connu de tous. Or les fondamentalistes voulaient priver la femme du droit de conduire, de travailler, voire imposer le Niqab. C’est la goutte qui a fait déborder le vase, puisque celles-ci ont préféré voter pour une alliance modérée, qui maintiendrait le statut quo et ne tenterait pas d’adopter des mesures ou des lois visant à limiter leur rôle. Autre secteur de la société à se retourner contre les islamistes: les jeunes. Sans emplois, ils ont considéré que le modèle afghan n’était sûrement pas rassurant pour leur avenir, ce qui les a poussés à voter en faveur de Mahmoud Jibril, espérant une fin de l’instabilité et de l’insécurité, mais surtout de l’impunité dont jouissent les groupes armés.
Islamistes désunis
Les Frères musulmans ont donc subi un camouflet et avec eux le nouveau mufti, cheikh Sadeg al-Gheryani, qui n’avait pas raté une occasion pour s’en prendre aux libéraux en appelant publiquement les électeurs à ne pas voter pour, mais plutôt pour les candidats islamistes. Autre élément jouant en faveur de l’alliance libérale, le fait que les islamistes aient pris part au scrutin dans sept listes différentes. Il faut dire que toutes les tentatives de les réunir dans une liste unique avaient échoué, car chaque parti voulait la plus grande part du gâteau.
Le Printemps arabe avait été avant tout une victoire pour les mouvements islamistes et plus précisément pour l’organisation internationale des Frères musulmans. Mais les quelques mois passés au pouvoir au Caire, à Rabat et à Tunis, ont vite brisé l’image de sauveurs qu’ils tentaient de se forger. Par conséquent, les électeurs libyens ont décidé, comme ils l’ont toujours fait à travers leur histoire, de se distinguer de leurs voisins du Maghreb et d’Afrique du Nord.
Le poids de la défaite a choqué les islamistes et dès les premières heures, les responsables des Frères musulmans ont admis que leurs rivaux libéraux avaient une avance, sans pour autant perdre l’espoir de pouvoir rejoindre l’AFN en tête du scrutin. Mais il n’y aura pas eu miracle, et finalement ce sont bien les modérés et les indépendants qui ont remporté haut la main ce scrutin, se préparant à prendre la relève d’un Conseil national transitoire qui n’a jamais été à la hauteur des espoirs et qui est dirigé par une personnalité faible, en conflit avec son propre gouvernement et sans aucune influence sur les milices armées qui sèment la terreur à travers le pays. L’impunité des rebelles de Zentan ou de Misrata, la déclaration par les régions de l’ouest de leur désir d’autonomie et les affrontements sanglants dans le sud entre tribus arabes et africaines, a brisé l’aura de ce conseil et des islamistes qui le soutiennent. Mahmoud Jibril sera probablement nommé Premier ministre et assumera la tâche de terminer ce qu’il n’a pas pu faire durant son premier mandat. Sa mission ne sera pas facile, mais il jouit déjà de l’appui inconditionnel des Etats-Unis, de la Grande-Bretagne et de la France, qui se sont réjouis de voir les islamistes battus.
W.R.
Le «docteur» Jibril
Agé de 60 ans, Mahmoud Jibril avait été nommé Premier ministre du 5 mars au 23 octobre 2011. Il a subi tout au long de sa prise de fonction les foudres des islamistes qui n’appréciaient guère cet économiste en cravate accusé d’être un laïc. Pourtant, grâce aux relations qu’il a su entretenir avec les puissances occidentales, le front anti-Kadhafi avait triomphé en fin de compte. Mais quelques semaines plus tard, Jibril fut congédié par Moustafa Abdel-Jalil, le chef du conseil transitoire, qui subit des pressions énormes émanant des groupes armés «pour renvoyer le docteur chez lui aux Etats-Unis». Expert en Economie et en Sciences politiques, il avait reçu son diplôme de l’université du Caire avant de voyager pour les Etats-Unis où il a vécu durant de longues années avant de partir pour les pays du Golfe. Jibril, un homme modéré et rassembleur, avait fini par rejoindre son pays natal en 2007 en tant que président du conseil économique pour le développement. Son but, poursuivre une politique de libéralisme économique et de privatisation soutenue pas Sayf el-Islam Kadhafi. Il fut cependant l’un des premiers responsables libyens à rejoindre la rébellion. Il était notamment chargé de maintenir les relations avec les pays alliés, un rôle trop pesant pour Abdel-Jalil. En début d’année, il fonde son propre parti, la Conférence publique nationale, et le 14 mars 2012 il rentre définitivement à Tripoli et devient président de l’Alliance des forces nationales, pour remporter en juillet les premières élections démocratiques tenues en Libye depuis 60 ans.
L’Alliance des forces nationales
L’Alliance des forces nationales est un mouvement politique formé en février 2012 et qui inclut 58 partis politiques, 236 sociétés civiles et quelque 300 personnalités indépendantes. Ils sont appelés des libéraux bien qu’en réalité la majorité des membres ne possèdent pas une vision claire de la politique économique ou politique à adopter. Le point qui les lient tous: leur opposition à la mainmise des islamistes et de leurs milices armées sur l’Etat et leur désir de voir un Etat de droit aux commandes. L’alliance n’est même pas laïque puisque la majorité de ses membres prônent un islam modéré et humain qui serait une des bases de la nouvelle Constitution qui devra être rédigée dans les mois à venir. Présidé par Mahmoud Jibril, son secrétaire général est Faisal Krekshi qui vient de remplacer à ce poste Abdul Rahman al-Shater et qui sera probablement nommé comme nouveau président du Parlement, alors que les islamistes devront siéger dans les rangs de l’opposition. Mais une chose est sûre, Docteur Jibril est le principal acteur au sein de l’alliance, ainsi que sa carte gagnante.