Sur les hauteurs de Batroun, une ancienne école réhabilitée par l’association Offre-Joie dans le petit village de Kfifane, a accueilli à la mi-août une soixantaine de petites têtes tripolitaines, des quartiers de Bab el-Tebbané et de Jabal Mohsen. Un pied de nez aux troubles incessants dont est victime la seconde ville du pays.
Déplacer des montagnes paraît presque facile à Offre-Joie. Rien ne semble arrêter l’association dans sa quête d’unité nationale. En ce mois d’août, l’intérêt a été porté à un quartier libanais meurtri de Tripoli, Baal el-Darawiche, où se déroulent sporadiquement des affrontements entre les frères ennemis de Bab el-Tebbané et Jabal Mohsen. Offre-Joie a eu l’ingénieuse idée de réunir les enfants de ce quartier le temps d’un camp dans le village de Kfifane. «Ce camp n’est pas une colonie, c’est une preuve que le pays n’est pas mort», précise Melhem Khalaf, instigateur de la bonne humeur et entre autres projets celui d’Offre-Joie, qui mérite d’être raconté dès son premier souffle.
L’histoire commence en 1985. Des jeunes d’une vingtaine d’années décident de dire non à la guerre civile et organisent une colonie de vacances rassemblant des enfants de toutes régions et confessions confondues. «Cela n’a pas été très dur, raconte Melhem. Après dix ans de divisions, tout le monde voulait que cela s’arrête». Loin de s’essouffler, l’initiative prend du galon et propose trois colonies pour les enfants libanais dès 1988. «Il y avait des barrages un peu partout, se souvient Père Jean Rouquette, indissociable de son sourire permanent et de son accent chantant du Sud de la France. Nous avions rassemblé les enfants pour une veillée aux Cèdres. Ils avaient formulé une déclaration pour la paix qu’ils étaient allés ensuite remettre à toutes les ambassades de Beyrouth en leur demandant de faire leur possible pour arrêter cette guerre». Alors qu’impossible n’appartient pas au lexique d’Offre-Joie, les années s’écoulent avec ces projets fous de colonies itinérantes à travers le Liban avec comme mot d’ordre: «Renverser les barrages».
«En 1991, nous avons parcouru avec un millier d’enfants le Sud-Liban, alors occupé par Israël. A chaque village, nous étions accueillis par une fanfare. Les habitants nous offraient des pâtisseries et nous recevaient chez eux. Certains enfants et même des moniteurs avaient peur de dormir là. Nous devions parfois les y forcer… et le lendemain, tout le monde se retrouvait en racontant à quel point cela avait été formidable, se rappelle-t-il. L’organisation était périlleuse. Oui, nous étions totalement fous, concède-t-il en souriant. Nous mettions des tables dans les parkings pour déjeuner, nous faisions le tour des marchés pour obtenir gratuitement des pommes de terre».
Le destin joue pour eux
Face à une demande de plus en plus forte, l’équipe organise des chantiers pour occuper utilement les plus grands, comme l’installation de panneaux de signalisations dans des villages reculés du Sud, du Akkar ou de la Békaa pour que ces derniers se sentent reliés au Liban, toujours dans une optique d’unité.
Alors que les responsables d’Offre-Joie cherchent de nouveaux terrains pour leur future colonie, le destin les porte sur le chemin d’une vieille bâtisse en décrépitude à Kfifane, une ancienne école où les vieux du village avaient étudié, devenue restaurant et usine de textile. Ils décident alors d’en faire un centre de jeunes. «Le problème était d’en sortir les soldats syriens, explique Père Rouquette. Finalement en juillet 1993, nous avons commencé à rénover la bâtisse grâce à des chantiers de jeunes Libanais et étrangers».
Le résultat est impressionnant. L’ancienne école s’est métamorphosée en havre de paix. Lieu idéal pour poursuivre cette prodigieuse aventure d’unification du peuple libanais. Et, en août de cette année, après que plusieurs colonies eurent lieu durant l’été, Offre-Joie met en place, pendant une dizaine de jours, un camp spécial pour les enfants sunnites et alaouites des quartiers de Jabal Mohsen et de Bab el-Tebbané, en riposte aux violents affrontements des derniers mois à Tripoli. «Il y a une grande différence entre les camps habituels et celui-là, précise Melhem Khalaf. Ces enfants sont plus perturbés. Ils ont quelque part une souffrance profonde. Au moindre petit incident, ils craquent. Il n’y a plus de hiérarchie d’importance. Tout est important. Parfois, ils m’expliquent qu’ils n’arrivent plus à dormir chez eux, c’est terrifiant, dénonce-t-il. On est en train de tuer leur innocence. Ces enfants perdent le goût de la découverte. Le constat est plus inquiétant que pendant la guerre civile, Ils sont à l’abandon».
Hassan vient d’entrer dans la chambre et s’approche pour poser un baiser sur la joue de Melhem. Le petit homme de 11 ans se plaît beaucoup plus dans l’ambiance de Kfifane que dans son quartier de Baal el-Darawiche. Lorsqu’on lui demande pourquoi, la réponse est cinglante: «Il y a la guerre chez moi».
Ce projet de colonie n’est pas né d’hier. L’implication de l’association dans ce quartier de Tripoli date d’une dizaine d’années. Un hasard qui fait bien les choses ou est-ce la main du destin ? C’est un ancien d’Offre-Joie, ayant profité d’une colonie pour adolescents délinquants à Kfifane, qui donne le ton et guide l’association vers son quartier de Baal el-Darawiche, où seul un escalier délimite les quartiers ennemis de Bab el-Tebbané et de Jabal Mohsen. «Il nous a élevés à notre propre responsabilité. En manifestant sa volonté de changement, il nous a poussés à réhabiliter cette zone de misère, affirme Melhem, ce que nous avons fait dès 2002. En moins d’un an, nous avons créé un escadron d’espérance. En 2011, 31 immeubles avaient été rénovés et nous avons créé un centre avec des terrains de jeux». Avec les événements de mai, la plupart de ces immeubles ont été saccagés. Mais l’équipe préfère retenir que le local, lui, n’a pas été touché et que les aires de jeux ont été préservés.
A l’écoute des enfants
Mohammad, un jeune Français en service civique, a été l’un des animateurs de ce centre. «Notre but est de réunir les familles libanaises. Je m’occupais des enfants les plus difficiles, notamment en les distrayant par le sport. Cette ligne de démarcation entre les deux quartiers était vraiment une ligne de répulsion, même chez ces jeunes de 8 à 13 ans, formatés pour ressentir la haine de l’autre. Les événements ont été frustrants, réagit-il. Il y avait pourtant eu une nette diminution de la violence. Certes, il reste une base, mais il faut tout reprendre avec de nouveaux paramètres. Cela paraît titanesque mais il faut le faire», conclut-il.
Saleh, 12 ans n’en est pas à sa première colonie à Kfifane et ne cache pas son plaisir d’y revenir. «C’est mieux que chez nous, ici nous jouons, nous sommes tous amis, lance-t-il, casquette à l’effigie du pays vissée sur la tête, avant d’ajouter, «que dieu protège Offre-Joie». A ses côtés, Cindy, 9 ans est pensionnaire de Kfifane pour la première fois et le constat reste identique: «La vie est plus jolie ici».
Quand tout devient possible
La chambre de Melhem est un défilé incessant d’enfants. «Ici, il n’existe aucune barrière, explique-t-il. Nous sommes en famille, comme à la maison. Ce sont avant tout des enfants, il faut les écouter. Ils souffrent et ne savent pas comment extérioriser leur souffrance. Ce camp nous permet de leur dire qu’ils ont encore un cœur d’enfants». Au fil de la discussion, Mou’mer et Ali se sont installés sur son lit. Ces deux petits gaillards sont déjà des caïds dans l’âme, une âme qui panse ses plaies doucement dans ce havre de sérénité. «Ici, on nous aime, on se respecte et on ne se bat pas», explique le premier. Ali quant à lui, préfère reprendre la devise du camp: «amour, respect et pardon. C’est comme si je jouais avec mes frères, continue-t-il. Tout ça c’est grâce à Offre-Joie, inchallah, on y reviendra».
Tout d’un coup, tout devient possible. De cet endroit, de ces personnes se dégage une force, une force venue d’ici et non d’ailleurs, made in Lebanon. Une espérance qui transcende le fatalisme, ce démon qui s’immisce si facilement dans la vie des Libanais. Non, la guerre ne passera pas par là, s’entend-on penser très fort. «Nous sommes une réponse à une réalité libanaise, un antidote, plus encore la pierre angulaire qui montre que le Liban ne meurt pas, annonce Melhem. La solidarité est le ciment de la nouvelle citoyenneté. Nous devons proposer l’harmonie face au choc des civilisations». Huntington n’a qu’à bien se tenir. «Des anciens d’Offre-Joie, il y en a des centaines. Nous sommes partout, dans plus de 120 villages», déclare-t-il. Elias, lui, avait 7 ans quand il a participé à son premier camp en 1989. «C’était à Beyrouth pendant la guerre, ma mère nous y avait envoyés. Il n’y a pas de mot suffisant pour expliquer ça. Les moniteurs nous aidaient et étaient à notre écoute. J’ai voulu faire comme eux». Vingt-cinq années plus tard, c’est lui, le directeur du camp de Kfifane.
«Nous n’avons pas besoin de parler, il faut agir. Ce pays est bien plus fort que son propre Etat. Le pouvoir utilise la peur des gens. C’est grâce à sa population que le pays tient face à la défection de ses dirigeants successifs. Notre souffle sera plus long que le leur. La discorde ne doit pas mener au conflit armé. Tout le monde est là, du Akkar à la Bekaa en passant par le Sud. C’est une évidence, il faut réussir le Liban pour nous, mais également pour les pays environnants. C’est une nécessité. Et nous devons le faire à travers la diversité, clame Melhem. Cette aventure met l’Homme au centre des priorités, c’est une espérance dans des lendemains meilleurs. C’est peut-être une goutte d’eau dans l’océan, mais l’océan n’aurait pas été sans cette goutte».
Un jour après la fin de la colonie, les violences ont repris de plus belle à Baal el-Darawiche. Mais rien ne semble ébranler le souffle d’Offre-joie dont la voix s’élevait déjà: «Des rues vides de Tripoli, de la ligne de démarcation, une pensée d’espérance au monde entier, que la paix soit sur la terre et que nous soyons ses artisans». Delphine Darmency
Nouvelles de Baal el-Darawiche
Après les violences de ces dernières semaines, le local d’Offre-Joie à Baal el-Darawiche a été préservé, mais des balles ont endommagé certains murs. L’association a pris soin des blessés, une jeune fille de 20 ans et un jeune père dont les enfants étaient à la colonie. Ce dernier et sa famille ont été accueillis à Kfifane.