Il y a le soldat dur au mal, le combattant déterminé à défendre sa cause. Il y a aussi le leader visionnaire, espoir de toute une génération. Mais il y a surtout un homme simple et réfléchi, affable et cultivé, qui a su fédérer les compétences autour de lui. Nos grands témoins, Fouad Abou Nader et Massoud Achkar, dressent pour Magazine le portrait d’un grand frère qu’ils regrettent encore aujourd’hui.
Le temps n’efface pas la trace des grands hommes, a écrit le tragédien grec Euripide dans Andromaque. Même dans un pays où l’Histoire reste l’objet de tant de controverses et de basses récupérations. Bachir Gemayel a incontestablement marqué son époque. A peine avait-il quitté le monde des vivants qu’il devenait un mythe, une référence. Ses compagnons de toujours ont vu l’homme construire sa légende. Ils sont les discrets héritiers du projet pharaonique de leur mentor, de leur frère, de leur ami. Ils étaient de toutes les réunions, de toutes les prises de décision. Ils ont vu cet homme au visage d’ange soulever les foules, ce combattant tisser des liens naturels avec les gens, un leader au firmament de sa gloire se soucier des petites choses. Ils ont grandi ensemble, dans la dure école de la guerre. Ils ont vécu main dans la main la peur et les joies, partagé les responsabilités et les peines. Ces expériences marquent une vie et trente ans après la mort de Bachir, Fouad Abou Nader et Massoud Achkar en parlent encore avec passion, et toujours avec fierté. Les jeunes échevelés peuvent en prendre de la graine.
Un leader proche du peuple
«Chef Fouad» n’est pas un expansif. Extrêmement réfléchi, il porte un regard lucide sur cette période. Mais lorsqu’il est question de Bachir, sa voix s’éclaircit. «Bachir, je le connais depuis mon plus jeune âge. Il est de tempérament joyeux. C’était mon oncle, mais je le considérais comme mon grand frère». Il poursuit. «Bachir était un homme de terrain, qui savait être proche des gens. Il avait une capacité impressionnante à nouer des relations humaines. C’était quelqu’un de très avenant qui n’aimait pas les protocoles trop pompeux. Il n’a jamais snobé personne». Fouad Abou Nader raconte qu’au moment où il est élu président de la République, il insistait pour que ceux qui l’avaient accompagné jusque-là continuent à l’appeler «Bacho».
Massoud «Pussy» Achkar le décrit dans les mêmes termes. «Bachir était véritablement quelqu’un de modeste, de proche du peuple. C’était un être humain, dans tous les sens du terme. Il savait écouter». Tous les deux décrivent ces jours éreintants de camps d’entraînement dans les montagnes pendant lesquels ils travaillaient dur, les mains dans le cambouis, la boue sur le visage. C’est aussi comme cela que se forgent les groupes les plus soudés, les communautés de destin. Aux liens familiaux se sont accolés des liens fraternels qui ne se sont jamais démentis.
Bachir a tiré de ces expériences des avis tranchés sur cette génération. «Bachir comptait beaucoup sur la jeunesse. Il avait compris qu’il devait s’adresser à ceux qui allaient devenir des citoyens de demain», explique Massoud Achkar. Fouad Abou Nader renchérit. «Il a toujours insisté sur les jeunes. Même lorsque ses responsabilités se sont accrues, il mettait un point d’orgue à monter toutes les deux semaines au camp d’entraînement de Don Bosco qui a accueilli 20000 jeunes pendant un temps. Durant les heures les plus difficiles de la guerre, il avait le souci de cette jeunesse qui représentait l’avenir du pays».
Bachir, l’homme de terrain, ne rechignait pas à aller au front. Mais avait-il peur? «Non, ce n’était pas quelqu’un qui se cachait. Sur ce plan, il n’avait pas de craintes». Mais Abou Nader explique qu’il n’était pas un va-t-en guerre. «Il est évident que toutes les manœuvres militaires étaient savamment calculées. Il avait la phobie des morts et des blessés. Il respectait les vies humaines. Mais d’un autre côté, il était conscient que c’était quelque part un prix à payer».
Cet esprit de groupe qu’il a forgé au cours de sa formation militaire, s’est rapidement traduit, lorsqu’il a accédé aux responsabilités qui ont été les siennes, en méthode de travail. Après avoir bâti autour de lui des cercles de confiance, de la base jusqu’aux arcanes, Bachir Gemayel s’est efforcé de réunir «des cercles de compétences», tels que les qualifie Massoud Achkar.
Eloge du collectif
«Bachir était un leader naturel. Il a su s’entourer de personnes compétentes. La plupart des décisions, même les plus urgentes, se prenaient en groupe». De par les responsabilités qui lui incombaient et la nature de la structure qu’il dirigeait, Bachir Gemayel a greffé quatre commissions de travail portant sur le politique, le militaire, le social et l’économique.
«Il orchestrait un véritable travail d’équipe. Quand une décision prise à la majorité allait à l’encontre de son opinion personnelle, il ne s’imposait pas par la force, il étayait son point de vue». L’inverse était vrai. Lorsqu’une décision qui se conformait à sa vision était prise, il faisait en sorte qu’elle soit argumentée. Tous ses discours étaient scrupuleusement préparés. «Il n’y avait pas de place à l’improvisation», expliquent-ils de concert.
Abou Nader et Achkar chassent une idée communément admise dans le Liban d’aujourd’hui. Bachir Gemayel et les autres dirigeants n’étaient pas en charge uniquement de la structure politico-militaire. Ils veillaient également à l’équilibre social et économique de la communauté. Pour réussir à maîtriser autant de champs de travail, selon nos grands témoins, il fallait un leader et un visionnaire de la trempe de Bachir Gemayel.
A sa façon de gérer les ressources humaines à l’intérieur de l’organisation, s’accole une vision du Liban. «C’était un leader naturel. Mais pour Bachir, c’était également un devoir», explique Fouad Abou Nader. «Il fallait, à ce moment précis de l’Histoire, que nous prenions nos responsabilités». «Il a engendré beaucoup d’espoir», poursuit Massoud Achkar. «C’était un personnage charismatique qui voyait loin». Pussy soupire, puis reprend. «Son projet pour le Liban était un projet pour tous, pour un nouveau Liban. Son objectif, mettre les Libanais sur le même pied d’égalité. Il voulait éradiquer la corruption et le féodalisme politique. Il voulait que chacun puisse faire ses preuves».
Abou Nader ne dit pas autre chose. «Il voulait juste que le musulman puisse vivre avec le chrétien. Il voulait que le Liban devienne un modèle pour l’ensemble du monde».
Une chose frappe. Pour ses compagnons, Bachir est un éternel espoir. Une folle espérance fauchée en pleine ascension, mais un souvenir toujours aussi vivace. Non par simple nostalgie, mais par l’exemple et le souffle qu’il a su donner à ses proches et à ses partisans. Ceux qui ont participé activement, et à ses côtés, à cette aventure restent admiratifs et extrêmement sensibles à la façon dont le nom de Bachir est utilisé aujourd’hui. «Nous, nous avons connu Bachir. Nous avons vécu avec lui. Nous étions avec lui, nuit et jour et du début à la fin. Nous, nous avons le droit de parler de lui».
Julien Abi-Ramia
Tranches de vie
Ils ont des souvenirs plein la tête, les anecdotes sont légion. Massoud Achkar se souvient qu’au cours d’une réunion «qui avait lieu en pleine période de combats, Bachir a organisé un débat sur l’environnement, la propreté des plages, le traitement des déchets. En pleine guerre, Bachir était déjà dans l’après».
Fouad Abou Nader se souvient que pendant une période, «Bachir consacrait pas mal de temps à faire du sport, surtout de la gymnastique. Il lisait également beaucoup». Mais les loisirs étaient rares. «Nos réunions se terminaient généralement vers dix heures du soir. Lorsque nous partions, Bachir, lui, tenait pendant deux heures à recontacter les personnes qui l’avaient appelé au cours de la journée. «Toutes, je dis bien toutes les personnes qui l’ont appelé ou contacté ont reçu réponse de sa part», étaye Massoud Achkar.