Très présent sur le devant de la scène politique jusqu’à la fin des années 90, il fut un grand patron de presse, à la tête de la chaîne de télévision ICN et du quotidien d’expression arabe Nidaa el-Watan, en marge de ses activités financières. Plusieurs fois candidat malheureux aux élections législatives au Kesrouan, on se souvient de la fameuse coupure d’électricité de 1996, entrée dans l’histoire pour avoir changé les résultats du scrutin. Depuis une dizaine d’années, il s’était complètement retiré de la vie politique. Portrait d’Henri Sfeir.
C’est dans sa magnifique demeure, qui s’étend sur une superficie de 54000 mètres dont 6000 de surface habitable sur les hauteurs de Reyfoun au Kesrouan, qu’il nous reçoit. Une immense résidence, un palais pourrait-on dire, où Henri Sfeir vit seul, hanté par ses souvenirs et ses rêves non réalisés. Dès l’entrée, le visiteur est attiré par les inscriptions sur les murs. Certaines sont du propriétaire, d’autres sont des phrases célèbres. «Là où la liberté existe mon pays réside», «La politique n’est que la science de la pratique des libertés». L’intérieur de la «maison» ressemble à un musée. Partout des toiles de maîtres, des sculptures, œuvres de grands artistes. Sfeir affectionne particulièrement les tableaux en trompe-l’œil dont deux magnifiques représentations de Jonathan Livingston le Goéland et le Petit Prince de Saint-Exupéry. Mais c’est dans la bibliothèque de style victorien, aux murs tapissés de livres, face à la cheminée surmontée d’un tableau de Don Quichotte, que notre entretien a lieu. C’est là que notre hôte passe la majeure partie de son temps à méditer, lire et écrire ou tout simplement se replonger dans ses souvenirs. Sa bibliothèque, c’est un peu son église, le temple de sa pensée, comme il le dit. «Lorsque le peintre qui a exécuté les portraits de mes parents et de ma femme a voulu faire le mien, j’ai refusé. Je lui ai dit: faites à sa place une représentation de Don Quichotte», confie Sfeir.
Ingénieur et entrepreneur
Ingénieur de formation, grand entrepreneur, il achète des actions dans la ADCOM Bank et décide de s’opposer au pouvoir en place en créant deux organes de presse: la chaîne de télévision ICN et le quotidien Nidaa el-Watan. Mais il réalise aussitôt qu’on ne peut pas être, à la fois, opposant et banquier, selon ses dires. «Je me suis lancé en politique car j’étais dégoûté par les politiques. J’ai toujours voulu être un homme politique mais jamais un politicien», dit-il. C’est l’amour de ses semblables qui l’a poussé à s’y engager. «Je me suis demandé à quoi sert l’argent. Celui-ci devient méprisable s’il est un but en soi. Il ne fait grandir que par les réalisations qu’il permet d’accomplir», selon Henri Sfeir. Si on veut tenter de le définir, on pourrait dire que c’est un amalgame de pensées et d’idées sur tous les sujets. A ceux qui disent qu’il faut de tout pour faire un monde, il répond, «on a de tout au Liban mais cela ne fait pas un monde». A ceux qui affirment Koullouna lil watan, il estime que tous sont formés à une fausse école. «Nous ne sommes pas tous pour la patrie mais celle-ci est pour nous tous». Il se demande d’ailleurs s’il existe un Liban en dehors du Kesrouan. Pour lui, les gens sont divisés en deux catégories, les sécuritaires et les libertaires.
«Le Libanais de la montagne est libertaire alors que les lâches sont sécuritaires», estime-t-il. Avec émotion, il se souvient d’une visite que lui avait rendue mère Teresa dans son appartement à Tallet el-Khayat. «Elle n’avait rencontré que deux personnes au Liban: le président Elias Sarkis et moi. J’ai été tellement touché par cette visite que je l’ai tenue éloignée des photographes. J’ai passé ma journée à méditer sur cette femme dont émane de ses rides une joie glorieuse. Elle vient de l’avenir, elle a dépassé le cimetière des Libanais qui est cette société de consommation dans laquelle nous vivons».
Opposant à Taëf
Farouche opposant à l’accord de Taëf, projet de déstabilisation du Liban, selon lui, il a voulu le combattre en créant une information qui éclaire le Libanais. «Mais y a-t-il plus sourd que celui qui ne veut pas entendre?», s’interroge Sfeir. «Je voulais que les Libanais s’insurgent contre Taëf. Chaque quelque temps, les blindés et les soldats arrêtaient Nidaa el-Watan et faisaient le siège de la ICN. Nous avons obtenu un jugement favorable après neuf mois de fermeture de la chaîne, mais à peine celui-ci délivré, on cherchait à terroriser à nouveau ses dirigeants. L’ouverture de la station était une erreur stratégique de ma part car le pouvoir en place était incapable de supporter la liberté de la presse. J’ai échoué lorsque je n’ai pas vu les Libanais venir me défendre. Seuls mes partisans sont restés. Il était alors illusoire de perdre mes entreprises pour assurer une liberté de parole qui ne pouvait pas vaincre les armes du pouvoir et qui n’a pas réussi à mobiliser réellement le peuple. Un peuple qui accepte la TVA dans les conditions actuelles est un peuple qui ne se révoltera jamais. Il n’y a que des impôts indirects au Liban, car ils sont incapables de collecter les impôts des riches», estime Sfeir.
Ses craintes pour l’avenir du pays sont nombreuses. «Ce dont j’ai le plus peur, c’est que l’Administration américaine, libérée du souci des élections, ne veuille maintenir le chaos et régir le monde à travers ses ordinateurs». Il constate également le recul de la cause palestinienne qui s’estompe aux yeux des grandes puissances au profit du nucléaire iranien, alors que pour Sfeir, la Palestine est la plus grande cause humanitaire de la deuxième moitié du vingtième siècle.
Sa fortune n’a jamais réussi à le mettre à l’abri des déceptions. Il en a connu beaucoup dans sa vie mais la plus grande souffrance reste la perte de son épouse, Katia Boulos, décédée en juillet 1991. Ils n’ont pas eu d’enfant et il ne s’est jamais remarié. «Katia était une femme exceptionnelle. Je ne me suis jamais remarié car je faisais tout le temps la comparaison entre elle et les autres femmes. Aucune ne pouvait soutenir la comparaison», confie-t-il. Sur le plan politique, la vie ne lui a pas épargné certaines désillusions: les alliés qui se sont retournés contre lui, les opportunistes qui l’ont entouré un peu partout. Mais il reste surtout déçu de faire partie d’un peuple qui continue à encaisser coup sur coup sans jamais réagir et qui ne se révolte jamais. Egrenant ses souvenirs, il se rappelle du jour où le président Hafez el-Assad lui a demandé si la relation avec Bkerké était importante. «Je n’ai pas su quoi répondre, moi le paysan du Kesrouan, à celui qui était l’autocrate du Proche-Orient. Je lui ai dit que je l’avais écouté dire que l’Histoire est le plus grand professeur de politique. Eh bien, en revenant sur l’histoire, je constate que toutes les civilisations, les Omeyades, les Abbassides, les Fatimides, les Croisés, les Mamelouks, sont venues et reparties, alors que Bkerké est là depuis treize siècles. Aujourd’hui, mon principal souci est de savoir si Bkerké va durer. Les maronites sont-ils encore capables de maintenir ce rocher pendant plusieurs siècles? Ma réponse est la suivante: ils en seront capables s’ils redeviennent apôtres et missionnaires des libertés au Liban et au Proche-Orient».
Joëlle Seif
Un come-back en 2013?
Après ses tentatives malheureuses aux élections de 1996, où le courant a été coupé à Jounié avant d’annoncer la victoire de Farès Boueiz, et celles de 2000, Henri Sfeir s’est tenu à l’écart de la politique. «Devant l’échec de ma stratégie des médias, j’ai voulu donner une chance aux leaders et voir s’ils pourraient tenir leurs promesses. Face à cette situation, il faut agir pour que le Liban ne meurt pas», dit-il. Parler d’une candidature éventuelle d’Henri Sfeir aux élections législatives de 2013 amène immanquablement celui-ci à se poser la question sur une tenue du scrutin. La deuxième question qu’il se pose est relative à la loi qui sera adoptée. «Je ne sais pas encore si je vais me présenter et je n’ai pris aucune décision dans ce sens. Peut-il y avoir des élections si le calme ne revient pas à Tripoli? Peut-il y avoir des élections si toute une communauté se sent lésée?», s’interroge-t-il. Selon lui, les maronites ont résisté car ils ont toujours été les apôtres de la liberté, alors qu’aujourd’hui, ils ne sont plus que des consommateurs de supermarché qui s’écroulent et se désintègrent. «Les maronites sont pris en otages. Ils ne sont plus des apôtres. Certes, je suis pour la réunion des leaders mais quels leaders? Ceux qui ont détruit le temple et qui sont réunis autour de la fosse commune des erreurs passées? La majorité des leaders actuels ne nous permettront jamais de parvenir à la démocratie car celle-ci ne peut en aucun cas résulter de la voyoucratie», souligne Sfeir. Pour lui, un peuple ne peut pas émerger sans révolution.
Ce qu’il en pense
-La technologie: «Je suis un ingénieur de la vieille école, de ceux qui utilisent les règles à calcul. Je suis jaloux des petits garçons de cinq ans qui manipulent les ordinateurs tel que je ne sais pas encore le faire».
-Ses loisirs: «La lecture. J’ai tendance actuellement à reprendre certains auteurs de base tels que Montesquieu, La Fontaine…».
-Sa devise: «La liberté est l’essence du Liban. Le bon usage de la liberté est la règle essentielle de l’existence du Liban».