Magazine Le Mensuel

Nº 2873 du vendredi 30 novembre 2012

à la Une

L’Hôtel Alcazar. Les Mille et une Nuits à Beyrouth

 

Il est des lieux qui résistent au temps, par leur rénovation, par leur squelettique carcasse à l’abandon ou par leur renaissance. C’est le cas de l’hôtel Alcazar, aujourd’hui encore présent dans la baie du Saint-Georges. Ayant déjà l’allure de la banque qu’il deviendra, il ressasse les plus belles années de sa vie aux passants qui daignent l’écouter; des relents d’airs de fête de ses anciennes chambres d’hôtel transformées en bureaux ou de son sous-sol, qui fit jadis le bonheur des amoureux de Beyrouth entre les murs des night-clubs Al-Bahia puis du Bobino, accueillant des artistes de calibre international parmi lesquels la célèbre troupe de chansonniers du Théâtre de 10 heures.

«Dès l’entrée, un élégant petit groom vous reçoit et quelques marches vous mènent à un spacieux hall où le regard est tout de suite attiré par un immense tapis persan. En face, un délicieux petit bassin, digne d’un palais, derrière lequel une frondaison de verdure met une note typiquement orientale. A gauche, un splendide salon arabe: divans tapissés de tissu broché, murs recouverts d’un superbe lambris, là encore profusion de tapis de collections. Au premier étage se trouvent le salon et la salle à manger, le mélange de style moderne et oriental y est très harmonieux. A droite, Grégoire, le barman, prépare un cocktail inédit, baptisé Alcazar. Les cuisines sont orchestrées par le chef Elie Abou Samra. Plus loin, la salle à manger spacieuse donne sur la mer comme le salon bordé d’une véranda permettant de déjeuner dehors par beau temps et de jouir du coup d’œil sur la baie. Les chambres, j’en rêve encore… Quant au Roof, il «ouvre le cœur». Mais ce qui m’a le plus frappée, dans cet hôtel dirigé par Maurice Doumani, conclut la journaliste de Magazine le 22 octobre 1959, c’est le fini du travail, tant dans la construction que dans les meubles exécutés dans les ateliers des messieurs Tarazi».
L’histoire commence lorsqu’Emile Tarazi, en retour du Maroc, s’installe à Beyrouth en 1946. Il achète un ancien khan à Minet-el-Hosn dans la baie du Saint-Georges, où il installe sa marchandise d’art oriental vers 1954. Deux ans plus tard, il entreprend avec son frère Alfred, la construction d’un hôtel à la pointe de la modernité, reflétant également le savoir-faire oriental de la famille. Une dualité réussie, maintes fois adulée par la presse locale de l’époque. C’est que la famille Tarazi, de génération en génération, s’est imposée depuis 1862 en spécialiste de l’art oriental, créant les intérieurs des palais Sursock, Karamé, Daouk, Pharaon, ou encore de la Résidence des Pins.  

L’hôtel familial aux 80 chambres est achevé en octobre 1959, dessiné par l’architecte Joseph Nahas, décoré par Serge Sassouni et Samir Abillama et doté de peintures, sculptures et mosaïques de l’artiste Georges-Paul Coury. «Alors que l’on réalisait les derniers travaux, une limousine s’arrête devant l’hôtel, se souvient Michel Tarazi, le fils d’Emile. C’était l’ambassadeur du Maroc, Fatmi Ben Sleiman. Revenant de voyage, il a su que nous allions bientôt ouvrir et a insisté pour passer sa première nuit à l’Alcazar par amitié pour mon père. Ce fut notre premier client».

1966, l’âge d’or
Au rez-de-chaussée de l’hôtel, il y avait à droite la boutique Tarazi et à gauche la British Bank du Moyen-Orient. «D’après mes souvenirs, la boutique au rez-de-chaussée gérée par les cousins de mon père, Georges et Gaby, était un vrai capharnaüm, une caverne d’Ali Baba. On avait l’impression d’être Indiana Jones traversant diverses époques», raconte Camille Tarazi, petits-fils d’Emile. Son père Michel, quant à lui, travaillait dans la comptabilité de l’hôtel puis dans les relations publiques. «L’hôtel était unique dans son genre au Liban, un vrai voyage en Orient dans un confort très moderne. Il y avait même le téléphone dans la salle de bains, se remémore Michel Tarazi. A cette époque, le Liban était futuriste, il devançait le monde entier. Beyrouth d’antan était un joyau, c’était le centre du monde. Personne ne pouvait dormir, c’était 24h/24. Tout le monde rêvait d’y venir. 1966 a été la plus belle année, l’apogée de l’âge d’or de l’hôtellerie. Sur 365 jours, nous avions un taux d’occupation de 120%. Les chambres se louaient deux à trois fois par jour grâce aux voyageurs en transit par Beyrouth. Nous avions d’ailleurs la meilleure clientèle du monde, la crème de la crème», ajoute-t-il.
Le night-club de l’hôtel, Al Bahia, «la splendide», ouvre ses portes le 6 février 1960. Pour son grand gala d’inauguration, le night-club des Mille et une Nuits, aux plafonds en bois ancien et aux moucharabiehs romantiques, a accueilli un grand nombre de personnalités du monde diplomatique et politique, parmi lesquelles Rachid Karamé, président du Conseil, qui a coupé le ruban symbolique. Au programme de la soirée, la grande chanteuse Mathe Altery puis dans l’esprit de Montmartre, l’animateur Gilbert Mory et l’orchestre français d’Eddy Grandjean, le tout sous la direction artistique de Gregor le Monocle. «Sous la dynamique direction de ce dernier, l’Alcazar fait de grands pas», peut-on lire dans Magazine en février 1960. «Dans le salon de l’hôtel, il y avait aussi un piano, reprend Michel Tarazi. Je m’amusais à y interpréter de vieilles chansons françaises et je laissais place au maestro Léon qui venait jouer à l’Alcazar de 19h à 23h avant de continuer au «Whisky à Gogo», juste en face de l’hôtel Excelsior». La salle de réception pouvait contenir plus de 500 personnes.

Les vedettes à l’affiche
Le 12 octobre 1961, adieu Al Bahia, le night-club de l’hôtel emprunte son nouveau nom à un théâtre parisien, le Bobino. A l’affiche, un feu d’artifice des plus attrayants sous la baguette de Georges Saba, gérant du lieu, décrit par Magazine comme «l’un des meilleurs directeurs de cabarets au Liban». On retrouve sur scène «la très affriolante» Lady Chinchilla, sosie officiel de Brigitte Bardot, «sans conteste, versée dans l’art du strip-tease international», le comique argentin du Crazy Horse de Paris, Larry Dixon, considéré par la presse locale «comme le roi du rire» ou encore Roland Truchot et ses Girls à Gogo. «Un cocktail qui fait des merveilles», selon Magazine du 2 novembre 61. Les succès s’enchaînent avec notamment Paul Russel, jeune starlette à la voix grave, le ballet de Vladimir Arapoff, l’ensemble typique russe Stroïka ou encore la fameuse troupe espagnole de Gracia de Sacramento, vedette sur les scènes de Broadway. Reste que le 13 avril 1962, le Liban découvre la troupe du Théâtre de 10 heures sur les planches du Bobino, un triomphe exceptionnel.
Entre-temps, l’Alcazar attire plusieurs réalisateurs, au premier rang desquels Val Guest, qui décide en 1964 d’y tourner son film Where the Spies are avec David Niven et Françoise Dorléac. D’autres cinéastes, notamment italiens, filment quelques séquences à l’intérieur du Bobino. L’Alcazar c’est aussi l’hôtel d’artistes réputés, à l’instar de Dalida, Mireille Darc, Françoise Hardy, Juliette Gréco, David Rockfeller et sa famille ou encore le grand metteur en scène du show Mais oui du Casino du Liban, Charley Henchis, qui y vécut plusieurs années.
Malgré un taux d’occupation médiocre de 1967 à 70 dû à la situation du Moyen-Orient, les frais de l’hôtel sont compensés par son service traiteur: pâtisserie-chocolaterie. «Les ambassades et le palais de la présidence faisaient appel à nos services pour leurs réceptions, raconte Camille Tarazi. Nous étions par exemple connus pour les bûches de Noël». «Et pour la tarte Alcazar, une de nos spécialités, aux amandes et à la confiture d’abricot, un délice des délices, confirme son père. Notre service de restauration était impeccable».

Le rachat par la HSBC
L’hôtel ferme ses portes le 6 décembre 1975, cible des bombardements de la guerre civile. «Il y a eu des clients jusqu’à la dernière minute, souligne Michel Tarazi. C’est d’ailleurs l’Armée libanaise qui les a évacués sur des tanks». Puis de 1977 à 1987, la famille Tarazi utilise l’hôtel en atelier de travail, honorant des contrats en cours et restant ainsi sur place pour éviter les pillages. «Je me rappelle cet atelier, songe Camille. Il y avait une odeur de peinture et de colles, on entendait le bruit des cuivres martelés sur l’enclume». Mais en 1987, face à la difficulté d’accéder à l’hôtel, la société se dissout. Jusqu’en 91, l’Alcazar a été «visité» par plusieurs factions dont l’armée israélienne pendant une semaine. «Nous avons eu l’espoir de reconstruire l’Alcazar mais les investissements à prévoir étaient énormes», confie le jeune homme de la cinquième génération des Tarazi. «Aucune aide n’a été donnée pour la rénovation des bâtiments à l’après-guerre, reprend son père. Après avoir résisté par tous les moyens, finalement autant vendre et en finir. La situation n’était pas idéale pour un hôtel, la paix étant inexistante».
La banque HSBC, ancienne British Bank devient alors propriétaire du bâtiment en 1999. «Quand elle a repris l’emplacement, la banque a fait analyser un échantillon de béton à Londres, poursuit-il. L’expertise a été sans appel: «Ne le touchez pas, il est fait pour durer 200 ans».
La bâtisse est alors conservée et réaménagée, de quoi poursuivre sa folle existence pour les 150 années à venir.

Delphine Darmency
 


Les 150 bougies de la Maison Tarazi
L’histoire de la dynastie des maîtres artisans dans l’art oriental commence avec Dimitri Tarazi en 1862. Basé à Beyrouth avec ses fils, il ouvre des succursales à Jérusalem, Damas puis au Caire et à Alexandrie. A la suite de la Première Guerre mondiale, des pertes économiques, une mauvaise gestion et un incendie sonnent le glas de l’entreprise familiale, endettée. Afin de sauver l’honneur, Georges Dimitri Tarazi charge ses fils Alfred et Emile (petits-fils de Dimitri), de travailler au Maroc afin de payer les dettes accumulées. Ils lancent à leur tour des magasins à Rabat et à Damas. Puis Emile s’installe à Beyrouth pendant qu’Alfred ouvre un hôtel à Rabat en 1949 avant de revenir au Liban vers 1957. Deux ans plus tard, l’Alcazar est inauguré avec au rez-de-chaussée, une troisième boutique Tarazi, qui fermera en 1987. L’année d’après, Michel Tarazi reprend seul le flambeau de ses aïeuls et ouvre sa galerie à Broumana, l’unique de la famille à l’heure actuelle.  

Camille Tarazi, les archives dans la peau
Depuis quinze ans, Camille Tarazi rassemble des archives sur sa famille. Le jeune homme prépare d’ailleurs un livre pour les 150 ans de l’entreprise familiale. De l’hôtel, il conserve amoureusement stickers, brochures, fiches en tout genre, boîtes d’allumettes, menus, photographies, coupures de presse, livre d’or mais aussi d’anciens bouts de papier peint, des morceaux de mosaïques, des uniformes d’employés, de la vaisselle et même des serviettes qu’il utilise toujours. Un vrai trésor qu’il prend soin de préserver pour le plaisir et surtout pour laisser des traces de cette époque.
 

 

 

 


Différents visages
Les Chansonniers du Théâtre de 10 heures

«Au Bobino, branle-bas général. Georges Saba a décidé de créer une nouvelle formule qui fera énormément de bruit: le Théâtre de 10 heures, une initiative calculée et confiée à Pierre Gédéon et sa troupe de Pêle-mêle», rapporte les potins de Magazine, le 5 avril 1962.

«Cela a commencé, comme toutes les bonnes choses, bêtement, se souvient Abdallah Nabbout, alias Dudul. Pierre Gédéon nous a dit qu’un night-club cherchait un spectacle type music hall. Je me rappelle encore de notre première représentation au Bobino, A qui le tour? Nous faisions la première partie, en apéritif, avant les filles. A vrai dire, on ne croyait pas que ça allait durer».
Sur les planches du Bobino, à dix heures précises le 13 avril 1962, Pierre Gédéon, Gaston Chikhani, Dudul, Marie-Joe Allegrini, André Jean, Micheline, Alcide Borik ou encore Joe Adam entrent dans la danse face à un public déjà conquis. Dans Magazine, entre avril et juin 1962, on peut lire, «Au Bobino, les jeux de l’esprit ont remplacé les cliquetis des castagnettes et les clignements de nombrils. Pour la première fois dans les annales du cabaret libanais, un groupe de jeunes a réussi, en l’espace d’une soirée, à faire triompher la satire. Ministres en exercice et hauts fonctionnaires furent gentiment critiqués devant quelques centaines de personnes. Selon qu’ils dînent ou ne dînent pas, les spectateurs s’esclaffent ou … avalent de travers».
«Nous avons commencé le 13 avril 1962 pour finir le 13 avril 1975, à l’exception de six jours de représentations au Casino du Liban pour Kan ya ma kan en juin 1978», reprend Dudul. Ce dernier, alors fonctionnaire d’Etat, devait se choisir un nom de scène. «On m’appelait Dédé ou Abdul, puis quelqu’un m’a soufflé le nom de Dudul et je l’ai adopté». Au fil de ses revues, la troupe présente différents visages, au-delà de sa colonne vertébrale composée de Pierre Gédéon, surnommé «le Patron», l’inimitable Gaston Chikhani, «Monsieur Cellulite» et enfin Dudul, le cerveau et la plume de la troupe. Mais au-delà des noms cités pour leur première, il faut ajouter Edmond Anonyme, Cécile Gédéon, Jeannette Doumani, Micheline Daou, Sarkis Chaterian, Chucri Abboud, Michelle Duclos, Mireille Safa ou encore Denise Farhoud.

Des rires qui pardonnent
«Chaque personnage avait son propre caractère, poursuit Dudul. Nous faisions semblant d’improviser mais tout était écrit. Nous devions présenter nos textes à la censure. De plus, si un mot refroidissait le public, c’était fini». Une censure qu’ils aimaient parfois chahuter, au risque de recevoir les foudres de cette dernière notamment pour leur sketch sur «l’amant à Sion», après la guerre des six jours en 1967.
La fine équipe part du Bobino en octobre 1963 pour investir le Lido sur l’avenue des Français, puis le Casino du Liban pendant huit mois. En période estivale, la troupe joue également au Perroquet de l’hôtel Printania de Broumana ou au Monkey Bar du Grand Hôtel de Sofar. Prosper Gay-Para, emblématique propriétaire des Caves du Roy, avait toujours eu un œil sur ces chansonniers; s’ils tenaient plus de quatre ans, il les engageait. «Et nous sommes restés au Palm Beach jusqu’en 1975», confirme Dudul, qui eut à l’époque en professeur d’arabe, un certain élève nommé Philby.
Ecrits au départ en français, les textes des sketchs donneront également sa place à l’arabe. «Nous parlions de tout et de n’importe quoi, surtout des gens», raconte la plume du groupe, sourire en coin, en repensant aux mille et un jeux de mots alors inventés. Il en glisse d’ailleurs un, un tant soit peu culotté: «Pour que les mamelles tiennent», en rapport à l’épouse de M. Moussa, directeur du Casino du Liban. Mais il suffit de reprendre l’intitulé de leurs revues pour se faire une idée de la verve acerbe et délectable de ces chansonniers: Merci beau cul, Vive le Cas male, La chambre à air, Frottez sabrille, Le pire Amid, Purgez ça urge, Huile à Rachid, Yafi en rosse, On a Sassine, L’eddé mêle, Miss tahile, La Syrie noire, Une fin d’heloup,  Sleiwoman ou encore Cessez le Fuel (en 1973).
Le 6 janvier 1972, Magazine revient sur les «dix ans de mise en boîte de nos politiciens qui, d’ailleurs, étaient les premiers à en rire», sous les mots du Théâtre de 10 heures. Le bilan de la troupe notifiait 3550 heures de télévision, 1500 heures de radio, 470000 spectateurs, 12 kilos de coupures de presse avec plus de 1500 photos, 29 kilos de textes originaux écrits par les acteurs et 2 disques.
«Quelquefois prophètes, les Dix heures ne se contentent pas d’amuser, ils essaient de faire passer un message, écrit la journaliste de Magazine Randa Habib. Vous conviendrez avec moi que les chansonniers ne détruisent que pour (essayer) mieux construire».
Il y aurait tant de choses à dire. «Et que de souvenirs, un souvenir amène», parachève Dudul.

Delphine Darmency
 


Extrait de poème
«Quand Dieu créa le monde, la Terre et l’univers,
Il voulut faire un lieu bien
Extraordinaire:
Une mer, un climat, un soleil éclatant,
Il fit si bien les choses qu’Il créa le Liban.
Mais quand Il aperçut un peu autour de lui
L’état de ses voisins l’Egypte et la Syrie,
J’ai été trop injuste, dit-Il, faut y remédier,
Et pour faire l’équilibre, Il créa le Libanais».

 

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