Jeudi 22 novembre, Mohammad Morsi se dotait de pouvoirs élargis. Conséquence immédiate, l’opposition manifeste en nombre. Les partisans de Morsi aussi. Pour protester contre le décret présidentiel, des juges et des journalistes ont entamé une grève. Le raïs égyptien appelle au calme et au «dialogue démocratique». Mais l’instabilité perdure.
Dimanche dernier, à Damanhour, au sud d’Alexandrie, un jeune militant islamiste est tué devant le siège des Frères musulmans, où des heurts ont éclaté entre pro et anti-Morsi. C’est la première victime des tensions qui paralysent l’Egypte depuis vendredi 23 novembre. Lundi, on déplorait un second décès. Au Caire et dans plusieurs autres villes, la semaine a été marquée par des accrochages de plus en plus fréquents. Après la prière hebdomadaire, l’influente confrérie des Frères musulmans s’est réunie en masse devant le palais présidentiel au nord de la capitale. «Le peuple soutient les décisions du président», ont-ils scandé. Dans la foulée, les protestataires laïques et libéraux ont entamé un sit-in place Tahrir, où une trentaine de tentes sont toujours dressées. Dans les rues adjacentes, les forces de l’ordre ont construit des murs afin d’éviter que les heurts se propagent aux bâtiments administratifs. A Port-Saïd, à Ismaïlia, à Suez et à Alexandrie, des locaux des Frères musulmans ont été vandalisés et brûlés. D’Assiout en Haute-Egypte, à Méhalla dans le Delta, peu de villes sont épargnés par les violences. Mardi matin, le ministère de la Santé évaluait à 444 le nombre de blessés.
Le décret de trop
Ces épisodes tragiquement houleux interviennent suite à un décret présidentiel stipulant le caractère irrévocable de toutes lois, décisions ou décrets pris par le raïs. Le décret précise également qu’aucune instance judiciaire ne pouvait dissoudre la commission chargée de la rédaction de la Constitution, critiquée en raison de la prédominance des islamistes et dont la composition fait l’objet d’un recours auprès de la Haute cour constitutionnelle. En fait, du côté de la présidence, on estime que le pouvoir judiciaire, au sein duquel un certain nombre de juges ont été nommés sous Moubarak, tente à tout prix de paralyser le processus de rédaction de la nouvelle Constitution. Par la même occasion, après un premier échec en octobre dernier, Mohammad Morsi limogeait le procureur général Abdel-Meguid Mahmoud, accusé de proximité avec le régime précédent et sévèrement critiqué après l’acquittement des accusés dans le jugement de la bataille des chameaux, sanglant épisode de répression pendant la révolution. Même si son successeur, Talaat Ibrahim Abdallah, occupait le jour même son nouveau bureau, le général Mahmoud se dépêchait de préciser aux médias internationaux qu’il poursuivait l’exercice de ses fonctions. Le lendemain, le journal égyptien de la gauche révolutionnaire titrait: «Morsi s’autoproclame pharaon». Quelques lignes plus loin, un des chefs de l’opposition Mohammad el-Baradeï commentait: «Morsi a fait avorter la révolution». Dans le quotidien indépendant al-Masry al Youm, le même Baradeï exigeait le «retrait pur et simple de ces mesures».
Si l’on en croit les adversaires du raïs, les protestations devraient s’amplifier. En sont-ils capables? Accusé par ses adversaires de voler illégitimement «leur» révolution et surnommé le «dictateur de droit divin», le président est toutefois salué par ses partisans et par les salafistes qui voient dans ses initiatives la garantie que la transition démocratique s’effectuera dans la stabilité. Toutefois, l’opposition n’est pas la seule à critiquer ouvertement les nouvelles mesures de Morsi. Les magistrats, sous la houlette du président du club des juges d’Egypte, Ahmad Zand, signifient leur profond désaccord par une grève générale. Le conseil de la magistrature a, en effet, décidé de suspendre les activités des tribunaux dès dimanche. Inquiets pour l’indépendance du pouvoir judiciaire, ces magistrats n’exerceront donc plus leurs responsabilités de surveillance des activités d’élaboration de la Constitution et entravent ainsi durablement le processus de stabilisation. Zand a précisé, par ailleurs, que cette grève se poursuivrait jusqu’à la suspension du décret Morsi. Le syndicat des journalistes a suivi le mouvement.
Pas de retour en arrière
Déterminé à exercer ses fonctions renforcées, Mohammad Morsi refuse le moindre pas en arrière. Bien au contraire. En témoigne l’adoption vendredi dernier d’un nouveau décret autorisant le procureur spécial à incarcérer pour six mois sans décision de justice préalable, toute personne soupçonnée de porter atteinte à la révolution. Lundi, au terme d’une réunion entre le raïs et le Conseil suprême de la Justice, le porte-parole, Yasser Ali, confirmait à la presse qu’il n’y avait «pas de changement dans la déclaration constitutionnelle». Après qu’Ahmad Mekki, le ministre de la Justice, avait laissé entendre qu’il était envisageable de réduire le champ d’application du décret à certains types de décisions, le chef d’Etat égyptien précisait que seules étaient non susceptibles d’appel les décisions concernant «les questions liées à ses pouvoirs souverains», ce qui lui laisse somme toute une liberté d’interprétation relativement confortable. Un communiqué présidentiel ajoutait la promesse du caractère temporaire du décret, arguant de la volonté non pas de «concentrer tous les pouvoirs mais de les transmettre à deux autorités démocratiquement élues, la Haute Chambre du Parlement et l’Assemblée constituante. La journée se concluait par un appel au calme et au «dialogue démocratique».
Sur la scène internationale, l’ONG Human Rights Watch s’est immédiatement déclarée contre le décret Morsi, l’associant à de possibles violations incontrôlées des droits de l’Homme. Selon elle, cette décision porte atteinte à l’Etat de droit. HRW estime enfin que le chef d’Etat égyptien utilise des «lois mal définies et trop générales datant du règne de Moubarak et qui ont historiquement permis des abus». Les Etats-Unis et l’Union européenne se sont eux aussi montrés très inquiets quant aux décisions de Morsi. L’ambassade a mis en garde ses ressortissants leur enjoignant de ne pas se rendre à proximité des lieux de rassemblement où la situation est susceptible de dégénérer. Cependant, mardi, les soutiens du président Morsi annonçaient le déplacement puis l’annulation pure et simple de leurs manifestations afin de limiter autant que faire se peut le risque d’accrochages.
Pour les derniers optimistes, le brouillard s’épaissit. La sortie du tunnel constitutionnel s’éloigne. Alors qu’éclate la première crise de cette ampleur depuis l’élection de Mohammed Morsi, l’Egypte est toujours sans Constitution, ni députés. En juin dernier, le Conseil suprême des Forces armées avait dissous le Parlement fraîchement élu à majorité islamiste et en avait profité pour s’attribuer le pouvoir législatif. Que s’était arrogé en août le nouveau président après avoir tenté d’annuler la dissolution du Parlement. L’Assemblée constituante nommée par le Parlement avant sa dissolution et donc à majorité islamiste est paralysée par le boycott des libéraux. Si aucun texte n’a encore été adopté de manière définitive, les projets débattus touchent souvent de très près à la religion comme l’institutionnalisation de la Zakat ou l’interdiction du blasphème. Autant de questions qui renvoient les forces en présence dos à dos. Et la crise s’éternise…
Antoine Wénisch
L’économie en chute libre
Lundi, la bourse du Caire s’effondrait et perdait 9,59% en une seule séance, largement ébranlée par la crise actuelle. L’instabilité chronique depuis la révolution n’arrange rien à une économie déjà suffisamment entamée par la conjoncture internationale catastrophique. Chute vertigineuse du tourisme, pénurie de gaz et d’essence, hausse des prix et du chômage, depuis janvier 2011, l’Egypte peine à se relever la tête. Mahmoud, originaire d’un quartier aisé du Caire témoigne, «j’ai un diplôme d’ingénieur mais je dois travailler comme chauffeur de taxi». Alors que la croissance caracolait à 5% avant la révolution, elle n’est plus que de 1,5% depuis la chute de Moubarak. Les réserves du Trésor s’amenuisent. Dans ce contexte, l’Union européenne a promis d’ores et déjà une aide de 5 milliards d’euros, le FMI s’est lui engagé à la hauteur de 4,8 milliards.
Pour Gaza, les discussions continuent
Sur la scène régionale, l’Egypte continue de jouer le rôle de médiateur sur la scène internationale. Depuis lundi, elle accueille des responsables israéliens et une délégation palestinienne dirigée par le ministre de l’Economie du Hamas, Ziad el-Zaza. L’essentiel des négociations concerne la gestion des frontières de la bande de Gaza et en particulier sa frontière avec le Sinaï égyptien. Les Israéliens seraient prêts selon certaines sources à aider les civils, s’ils ont la certitude de ne pas renforcer le Hamas, et si l’Egypte met en œuvre un certain nombre de mesures visant à stopper le trafic d’armes via les tunnels qui arrivent sur son territoire. Elle se contente pour l’heure d’un simple contrôle de personnes. L’Egypte va devoir concilier les réclamations populaires et la nécessité économique de rester en de bons termes avec les Etats-Unis.