La bataille de la Constitution en Egypte n’est pas près de finir. Débutée en août, elle pourrait se poursuivre pendant des mois, et connaître parfois de sanglants épisodes. Cette constatation découle des événements qui ont marqué, le 15 décembre, le premier tour du référendum destiné à approuver ou à rejeter le projet de Constitution.
De nombreuses irrégularités ont marqué le premier tour du référendum sur le projet de la nouvelle Constitution, selon les ONG chargées de superviser le processus électoral, et près de 7000 recours ont été déposés.
Les journaux indépendants du 16 décembre décrivent avec courage nombre d’irrégularités. Le quotidien Al-Masri al Yom publie les photos d’une urne établie dans un supermarché, «des bulletins de vote vierges ont été distribués en dehors des bureaux de vote»… «Des juges qui se sont absentés dans un certain nombre de bureaux ont été remplacés par des inconnus», écrit-il. Al-Watan fait état de 120 cas de faux juges, et l’on sait qu’à Héliopolis et Madinet Nasr, quartiers bourgeois où le «Non» devait l’emporter, de nombreux électeurs ont été empêchés d’accéder aux urnes.
Comment s’étonner du résultat officieux du premier tour: 57% de «oui» pour 43% de «non».
Mais le Front du Salut national (FSN), principal noyau de l’opposition laïque et de gauche, n’a pas l’intention d’accepter un tel résultat. Ses dirigeants ont appelé les Egyptiens qui veulent un pays moderne et démocratique, à manifester le mardi 18 décembre à la place Tahrir, épicentre de la révolution. De son côté, Georges Iskaya, membre du FSN, et fondateur du parti Kefaya qui a précipité la chute du régime Moubarak, déclare: «Si le «oui» l’emporte samedi prochain, nous allons contester les résultats et aller en justice pour que le référendum et la Constitution soient déclarés nuls».
Cette menace sera sûrement exécutée. D’autant plus que le Club des juges, sorte de syndicat groupant 13000 magistrats, est en grève illimitée jusqu’à l’annulation de la Déclaration constitutionnelle.
Pour comprendre cette situation très grave, et sans doute aussi grave que celle du mois de janvier 2011 qui a contraint Moubarak à quitter le pouvoir, un rapide rappel des faits s’impose.
A la suite des élections législatives, un comité constitutionnel devait rédiger la future Constitution. Au mois d’avril, le premier comité a été annulé par le Conseil suprême des forces armées, chargé de diriger le pays, parce qu’il comptait une majorité d’islamistes et ne représentait pas toutes les tendances de la société égyptienne. Un deuxième comité, nommé par le Parlement, présentait les mêmes défauts. Le Parlement ayant été dissous le 15 juin, par la Haute cour constitutionnelle, pour vice de forme, celui du comité devait subir le même sort.
Par un coup de force, le 13 août, le président Mohammad Morsi, met à la retraite le maréchal Tantaoui, chef du Conseil militaire, et le général Annan, chef d’état-major. Ils sont remplacés par des officiers proches des islamistes. Le même jour, Morsi s’attribue le pouvoir législatif, confisqué par le Conseil militaire jusqu’à l’élection d’un nouveau Parlement.
Islamisation de la société
Le comité constitutionnel poursuit donc ses travaux, même s’il ne représente pas toutes les composantes du peuple. Formé de 100 membres, il compte 70 islamistes pour 30 laïcs et libéraux. Mais durant l’été, ces 30 membres, ainsi que le représentant de l’Eglise Copte-orthodoxe, quittent leurs fonctions pour protester contre l’emprise des islamistes sur le texte constitutionnel. Dans ce texte, la charia (droit coranique) est toujours la source principale de la législation, et non pas la seule source selon le vœu des salafistes, mais l’article 219 confie l’interprétation des principes de la charia «à la jurisprudence sunnite», domaine réservé aux cheikhs d’al-Azhar, souvent compagnons des Frères musulmans. C’est un terme très vague. De plus, les droits de la femme et des enfants sont limités et certains articles limitent la liberté d’expression ou de culte… Les exemples d’articles confus sont nombreux.
Les libéraux réclament un nouveau comité constitutionnel, représentatif de la société, et une rédaction plus précise du texte. Mohammad Morsi accomplit alors son deuxième coup de force. Le 22 novembre, en fin de journée, le porte-parole de la présidence lit à la télévision un communiqué à travers lequel le président de la République s’attribue pratiquement les pleins pouvoirs, place ses décisions à l’abri de tout recours en justice, limoge le procureur général, en nomme un autre et accorde une immunité totale au comité constitutionnel et au Sénat. Il devient donc impossible de réformer ce comité dont les travaux accentuent l’islamisation de la société. Le raïs accorde deux mois supplémentaires aux rédacteurs pour achever leur travail, probablement dans l’espoir d’une entente avec les dissidents.
Mohammad Morsi, le président qui a été le candidat des Frères musulmans, se donne la carrure d’un pharaon. Aucun chef de l’Etat égyptien, pas même Nasser, n’a été aussi loin. Le même soir, Mohammad el-Baradeï, ancien patron de l’AIEA, Amr Moussa et Hamdine Sabbahi, tous deux anciens candidats à la présidence de la République, se retrouvent au siège du parti Al-Wafd, laïque et libéral. Ils exigent l’annulation de la Déclaration constitutionnelle, un texte juridique illégal, et appellent leurs partisans à manifester le lendemain à la place Tahrir.
C’est le coup d’envoi d’une révolte populaire qui, dès le 23 novembre, divise l’Egypte en deux parties pratiquement égales.
La manifestation du 23 s’insurge contre Mohammad Morsi qualifié de «dictateur», de «pharaon»… Les manifestants déclarent qu’ils feront du sit-in jusqu’à l’annulation de la Déclaration. Parallèlement, des milliers de partisans de Morsi se rendent au palais présidentiel pour acclamer leur patron. Radieux, celui-ci affirme qu’il a pris ses décisions pour faire avancer la démocratie, et le progrès économique et social.
Coup de théâtre, les juges se mettent en grève. C’est la première fois dans l’histoire d’Egypte. Cette Déclaration, parfaitement illégale, met le judiciaire sous tutelle.
L’opposition, dirigée par Baradeï, Moussa et Sabbahi, forme un nouveau parti: le Front du Salut national. 15 partis politiques rejoignent ce groupe.
Morsi ou la confrérie (quel est le véritable auteur de ce décret?) n’avait sans doute pas évalué l’importance de la révolte populaire.
Le Comité, redoutant d’être dissous le 2 décembre par la Haute cour constitutionnelle, précipite ses travaux. Le délai de deux mois est écarté, les rédacteurs terminent leur travail le 30 novembre et le remettent au président de la République. Mohammad Morsi les félicite et fixe au 15 décembre la date du référendum. Pour lui, les jeux sont faits.
Mais l’opposition ne l’entend pas de cette oreille. Mohammad el-Baradeï écrit sur son compte Twitter: «Une Constitution qui restreint nos droits et nos libertés est une Constitution que nous ferons tomber».
Nul besoin de s’étendre sur la suite des événements. L’heure de la violence a sonné. Aux cris de «Islamiya»… «Islamiya»… «Nous voulons un Etat islamique»… «Les opposants sont des traîtres et des infidèles», les partisans de Mohammad Morsi attaquent le 6 décembre les manifestants pacifiques qui campent près du palais présidentiel. Il y aura dix morts et des centaines de blessés. En province, les sièges des Frères musulmans sont attaqués et parfois incendiés à Port-Saïd, Alexandrie, Assiout, Suez…
L’armée lance un appel solennel au dialogue: «Faute de pourparlers, l’Egypte emprunterait un sentier obscur qui déboucherait sur un véritable désastre… Ce que l’institution militaire ne saurait admettre.
Le président annule le 9 décembre sa Déclaration constitutionnelle, mais sans rétroactivité. Le référendum aura toujours lieu le 15 décembre. L’opposition y voit une simple «manœuvre politique».
Morsi, qui avait déjà demandé à l’armée de protéger le palais présidentiel, lui demande aussi de sécuriser le déroulement du vote. Mais la majorité des juges refuse de superviser le scrutin. Voilà pourquoi le référendum se déroulera en deux temps, le 15 et le 22 décembre.
Le FSN finit par décider de ne pas boycotter le référendum et engage ses partisans à participer. On a vu le résultat de leur adhésion. Amr Moussa déclare dimanche soir à Euronews: «J’estime qu’il était important de participer à ce référendum. Cela contribue à construire la démocratie… Mais si des décisions sont prises contre l’intérêt du pays, et contre l’intérêt de la majorité – comme c’est le cas avec le projet de Constitution – alors notre réaction sera plus radicale. J’espère que le message sera entendu par tous».
Denise Ammoun, Le Caire
Chronologie
-Janvier-février 2012: un Parlement et un Sénat, en majorité islamistes, entrent en fonction.
-15 juin 2012: la Haute cour constitutionnelle dissout le Parlement pour vice de forme.
-30 juin 2012: Mohammad Morsi, candidat des Frères musulmans, prête le serment constitutionnel.
-13 août: le président Morsi écarte les deux chefs du Conseil militaire, Mohammad Hussein Tantaoui et Samir Annan et les remplace par des généraux qui sont ses alliés.
-22 novembre: Morsi promulgue une Déclaration constitutionnelle qui lui donne les pleins pouvoirs.
-15 décembre: 1er tour de scrutin pour un référendum qui divise encore plus l’Egypte.