Le quartier de Zokak al Blatt fourmille d’institutions scolaires. L’école des Sœurs Saint-Joseph de l’Apparition semble en être la doyenne avec ses quelque 166 années au compteur. Magazine a rencontré trois de ses emblématiques figures, anciennes écolières qui ont décidé de poursuivre leur vie active au sein de l’établissement.
«Le 28 décembre 1846, la mère Emilie Julien et cinq de nos sœurs de la Maison de Malte, sont choisies par la vénérable mère fondatrice pour ouvrir une école à Beyrouth. Après avoir obtenu de la Sacrée Congrégation de la Propagande les permissions nécessaires, elles se mettent en route, en compagnie du Révérend Père Rillo. Elles arrivent à destination le 12 janvier 1947, lit-on dans les manuscrits de l’école des Sœurs de Saint-Joseph de l’Apparition de Beyrouth. Les autorités les reçoivent très froidement, mais nos sœurs ne se découragent pas et ouvrent immédiatement une classe dans une vieille et misérable maison que les Pères jésuites leur trouvèrent. Malgré leur pauvreté et leur dénuement, beaucoup de familles leur confient leurs enfants et bientôt elles ne sauront plus où les caser. Mais jaloux de leurs œuvres, des rivaux profitant de leur influence auprès du consul de France font venir à Beyrouth les Sœurs de Charité. Les sœurs furent obligées, par un ordre formel du consul, de fermer la classe et de quitter la mission. Ce dernier se rendit au couvent, à trois reprises, pour s’assurer que tous les enfants avaient été congédiés».
Mais les sœurs ne baissèrent pas les bras et se réinstallèrent à Beyrouth quelques années plus tard, en 1972. Située aux côtés du lycée Abdel-Kader et de l’école Batrakieh, l’institution des Sœurs Saint-Joseph de l’Apparition cache dans ses murs des éléments architecturaux et historiques de toute beauté.
«Autrefois, l’école était entourée de jardins et de palais. C’était l’un des quartiers résidentiels les plus en vue de Beyrouth, raconte sœur Joséphine, Supérieure provinciale de Syrie et du Liban. Il n’y avait que des filles, on s’y habituait, assure-t-elle. Nous étions 500 à 600, dont une soixantaine d’internes. Il n’y avait alors qu’une section par niveau de la maternelle au lycée».
Des anciennes témoignent
L’école a été bâtie en trois étapes. Elle s’agrandissait en fonction de l’affluence de ses élèves. L’ancienne maison des sœurs est rattachée dans les années 1920 à une belle demeure de deux étages réhabilitée dans sa dernière partie. Elle a été construite dans les années 60. «J’étais à l’école quand le nouveau bâtiment a été construit. Je suis arrivée ici en 1964», se souvient Antoinette Sandouk, ancienne élève et directrice du cycle secondaire depuis 1988. Dans son bureau, en compagnie d’une autre ancienne, Gulnar Sandekly Hablé, professeur de biologie dans l’établissement, elle plonge dans ses souvenirs.
«J’ai dû arriver à l’école en 1951, réfléchit Gulnar. Tu te rappelles de sœur Léonard ou de sœur Sabine, lance-t-elle à sa collègue. Les sœurs étaient autrefois plus nombreuses». Elles ne sont plus que six aujourd’hui. Pendant quelques instants, les souvenirs d’enfance se bousculent. «J’y ai fait des études pendant 14 ans et j’y enseigne depuis 37 ans. J’ai passé en quelque sorte ma vie à Saint-Joseph de l’Apparition, c’est ma première maison, j’y ai vécu plus que dans la mienne».
«J’habitais le quartier, reprend Antoinette. C’était quelque chose d’entrer à l’intérieur de cet impressionnant bâtiment. Je me souviens qu’Eugénie était déjà à l’accueil, elle en est partie il y a un an, plus d’un demi-siècle plus tard. A notre époque, il y avait des autocars qui transportaient les filles entre l’école et leurs maisons. Les bénéficiaires avaient le droit de sortir cinq minutes avant les autres filles», note-t-elle, encore jalouse à ce jour de ce privilège. «En 1958, Basta a été le théâtre d’affrontements, poursuit Gulnar, qui habitait alors Basta Fawka. L’autocar ne voulait donc plus venir nous prendre ma sœur et moi. Les habitants du quartier sont venus dire à mon père de ne pas avoir peur. A l’époque, le tramway existait encore. Cette zone n’a d’ailleurs pas véritablement changé. Il y avait, certes, plus de bâtiments traditionnels remplacés depuis par de nouveaux immeubles».
Farces d’internes
Avant la guerre, l’école était divisée en deux branches, une école payante où étaient inscrits un millier d’élèves et une école dite subventionnée, qui accueillait 350 étudiants. Cette dernière n’existe plus faute de ressources suffisantes.
«Nous avions des cours de 8h à 12h puis de 14h à 16h. Il y avait un pensionnat et un réfectoire où les demi-pensionnaires pouvaient déjeuner. C’est là où les sœurs prennent encore leurs repas», indique Gulnar, collègue de promotion de sœur Joséphine, pensionnaire durant ses années d’études. «Nous étions une soixantaine d’internes venues du Liban, des pays de la région ou d’Afrique. Le soir, nous nous faisions des farces. Nous étions, il faut le dire, espiègles, se souvient amusée la Sœur supérieure. Nos lits étaient couverts par de grandes moustiquaires. Je me rappelle qu’un jour, une amie s’y était cachée pour nous faire peur. Nous avions le temps de faire des bêtises. Une autre fois, des filles s’étaient appliquées à coudre le bas de nos pyjamas». Aujourd’hui, il n’y a plus d’internat mais les souvenirs sont toujours vivaces. «Ceux que je garde de mon enfance sont très beaux. Nous avions la permission de sortir par groupe d’une dizaine de filles et il nous arrivait toujours des péripéties, raconte sœur Joséphine. A cette époque, la ville n’était pas comme aujourd’hui, nous pouvions facilement nous promener à pied entre la mer et la montagne. C’était très drôle, nous nous perdions dans la nature et une fois revenues à l’école, nous nous faisions gronder».
Les bêtises n’étaient pas exclusivement réservées entre pensionnaires. «Ma sœur avait amené un poussin au cours de Mlle Khatab, se remémore amusée Gulnar. Avant, nous passions encore le bac français, poursuit-elle. Un signal, minuscule planche de bois, était passé d’une écolière à une autre qui avait parlé en arabe dans la cour. Celle qui le gardait jusqu’à 16h était punie. Dans les petites classes, nous écrivions encore avec une plume et de l’encre et nous tachions tout, ajoute-t-elle. Notre costume était différent d’aujourd’hui. Nous portions une jupe bleu marine, un col blanc et un tablier». «Il y avait également la chasuble grise, récemment remplacée, reprend Antoinette. Les sœurs nous expliquaient que ça permettait aux filles de se tenir droites». «Nous avions l’interdiction de porter des collants, renchérit Gulnar. On ne pouvait faire aucun écart. L’enfant scolarisé à Saint-Joseph sortait droit. La discipline était plus rigoureuse de manière générale, les temps ont changé». Antoinette confirme: «Aujourd’hui, les mêmes sœurs ne peuvent plus être aussi sévères». Une sévérité dont les anciennes n’ont, semble-t-il, gardé aucune amertume. «L’ambiance était très familiale. Je pense d’ailleurs que les anciennes, celles de notre génération, sont beaucoup plus attachées à l’école que ne le sont les plus jeunes, précise Antoinette. Les activités me manquent, dit-elle nostalgique, elles avaient lieu entre 12h et 14h. Ainsi, il y avait un ciné-club et nous avions également des cours de natation au Long Beach». Les deux femmes sont visiblement très attachées à leur école et ce n’est pas Gulnar qui dira le contraire: «J’aimais les sœurs et je suis très fière de ce collège, j’en garde de très bons souvenirs. Le 19 mars, c’est la fête de saint Joseph et, par la même occasion, la fête de l’école. Les anciennes y reviennent. Beaucoup parmi les dames du pays ont occupé les rangs de Saint-Joseph», affirme-t-elle.
Durant la guerre civile, l’école tient bon, protégée par le ciel, elle ne subit pas de dégâts matériels. Malgré tout, beaucoup de choses vont changer. «En 1975-76, j’étais la seule de ma classe à revenir à l’école, précise Antoinette. J’étais en 4ème. Toutes les filles d’Achrafié ne venaient plus mais de nouvelles écolières les ont remplacées». En 1977, Gulnar commence à y enseigner. «Nous venions sous les bombes mais l’école n’a jamais fermé sinon dans les périodes de fermetures générales à travers le pays». Pendant tout le temps de sa scolarité, cette dernière était l’une des rares musulmanes inscrites. «Nous sortions, dit-elle, pendant les leçons de catéchisme. Aujourd’hui, les chrétiens se comptent sur les doigts d’une main. Avant, c’était l’inverse».
Sur ce constat, la Sœur supérieure a un avis et souhaite le faire savoir haut et fort. «Notre mission est celle de l’éducation, des valeurs humaines et de l’enseignement bien fait». Peu importe pour sœur Joséphine que l’école n’accueille plus qu’une poignée d’élèves chrétiens. «Nous sommes fières d’être restées dans le quartier même si beaucoup de choses ont changé. Les chrétiens ont tout simplement quitté la région à cause de la guerre civile, ce fut un départ massif. Mais le plus important pour nous est d’accomplir notre mission d’éducateurs, indépendamment de la confession de nos élèves».
Enfin, une autre caractéristique de l’école a également évolué. «Il y a quelques années, se rappelle Antoinette, à la remise des diplômes, le directeur général du ministère de l’Education s’était exclamé: je connais bien l’école Saint-Joseph, nous attendions avec des amis la fin des cours devant l’entrée principale pour voir sortir les filles». Depuis 2001, l’école est devenue mixte et de nouvelles péripéties sont en perspective.
Delphine Darmency
Historique en bref
La Congrégation des Sœurs de Saint-Joseph de l’Apparition est fondée en 1832 par Emilie de Vialar. Sa première mission a lieu en Algérie en 1835. Vingt ans plus tard, pas moins de quarante-deux maisons sont créées en Europe, au Moyen-Orient, en Asie et en Océanie. Aujourd’hui, les sœurs sont présentes sur les cinq continents.Au Liban, on les retrouve à Beyrouth (1847), à Saïda (1853), Deir el-Kamar (1866), Tyr (1882), Jeïta (1967) ou encore Maad (1984).