La crise syrienne n’en est plus une depuis un bon bout de temps. Il s’agit, désormais de l’aveu de tous, d’une véritable guerre, avec tout ce qu’elle draine sur son passage: destructions, prises d’otages, familles décimées, viols, barbaries, anarchies, pauvreté, insécurité, insalubrité… Le Liban, pendant longtemps «frère» forcé d’une Syrie envahissante, est appelé aujourd’hui à jouer un rôle déterminant, tant sur le plan humanitaire qu’économique. Magazine fait le point sur la question, primordiale, des réfugiés syriens sur le sol libanais.
Le chiffre avancé par le ministre des Affaires sociales, Waël Abou Faour, à la réunion de la Ligue arabe au Caire, dimanche dernier, a de quoi inquiéter: le Liban devrait s’attendre à l’arrivée, tous les mois, de 40 000 Syriens sur son sol, tant que la guerre perdure… Chiffre qui s’ajoute à celui du recensement officiel des personnes inscrites auprès du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCNUR), 205 000 à ce jour. Ceci sans compter un nombre de réfugiés syriens très difficile, voire impossible à déterminer, puisqu’il englobe tous ceux qui sont entrés au Liban par les voies clandestines. Leur nombre s’élèverait à plus de 100 000, selon des sources concordantes. Il s’agit de familles qui, sans être aisées, n’ont pas besoin de l’aide apportée par le HCR. Elles louent de petits appartements dans les différentes régions libanaises. Il y aussi les partisans du régime qui préfèrent ne pas se mélanger à la masse des réfugiés et n’ont pas confiance dans les organisations internationales. Il y a, aussi, ceux qui font partie de la bourgeoisie syrienne, et qui n’ont pas besoin de déclarer aux autorités libanaises un statut de réfugiés. Ils jouent même un rôle positif sur le plan économique, compensant en quelque sorte l’absence criante des touristes arabes sur le sol libanais.
Il y a, enfin, une quinzaine de milliers de réfugiés palestiniens de Syrie, essentiellement installés dans les camps de Jalil (Baalbeck), Beddaoui (Liban-Nord) et Aïn el-Heloué (Liban-Sud).
Avec les moyens de bord…
Mis à part cette exception, l’asile qu’offre le Liban à ses voisins syriens fait naître une série de problèmes que le pays n’est peut-être pas à même de régler, en tout cas seul. Tout d’abord, sur le plan économique, le Liban n’est pas exactement un pays en plein essor. La crise financière frappe de plein fouet tous les ménages, les incessants mouvements de grève témoignent de la précarité économique de différents secteurs d’activité, les hôtels risquent la déconfiture, les entreprises ont de plus en plus de mal à tenir le cap. C’est dans ce cadre, pour le moins instable, auquel s’ajoutent l’insécurité et les conflits politiques, que doit être approchée la question des réfugiés syriens sur le sol libanais. Car, au-delà de l’élan humanitaire et de l’image bien méritée du Liban, pays-refuge, pays d’accueil, se profilent des vrais soucis de gestion.
Contrairement à d’autres pays limitrophes de la Syrie, qui ont, dès le début, prévu une infrastructure et une réglementation destinées à gérer le flux des demandeurs d’asile, le Liban, lui, a agi comme à son habitude: avec les moyens de bord.
En témoigne la difficulté, aujourd’hui encore, de cerner les besoins des réfugiés syriens, de recenser avec exactitude les lieux où ils sont abrités et d’assister les organismes et les personnes qui leur viennent en aide. Le père François Koussaify, curé de l’église Saint-François des Capucins à Hamra, raconte à Magazine que plus de 500 personnes, en provenance de Syrie, ont trouvé refuge auprès de sa paroisse. En grande majorité des femmes et des enfants, chrétiens, venus d’Alep et de Damas. Comme cette famille de quatre personnes, arrivée au Liban dimanche passé, et hébergée par le père François. C’est un jeune homme qui est venu accompagner sa mère, sa tante et ses deux nièces en bas âge, avant de regagner la Syrie et d’essayer de sauver d’autres vies…
75% de femmes et d’enfants
Les scénarios se ressemblent. Quand on demande au curé comment fait-il pour subvenir aux besoins de cette nouvelle communauté, il répond sur le ton de l’évidence: «On fait avec ce que l’on a! Nous attendons encore d’autres personnes, et, si nous n’avons plus de place, eh bien, nous entrerons en contact avec d’autres paroisses».
Il y aurait, selon l’agence de presse du Vatican, Fides, quelque 25 000 réfugiés chrétiens syriens présents au Liban. Pour eux comme pour les autres réfugiés, il faudra surtout compter sur la générosité et l’élan de solidarité de leurs communautés respectives.
Cependant, l’aide et l’assistance humanitaire s’organisent et, suite au plan adopté par le gouvernement le 3 janvier, elles devraient bénéficier de l’appui de la communauté internationale, plus particulièrement arabe.
Dana Sleiman, porte-parole de la Haute commission des Nations unies pour les réfugiés au Liban, reconnaît que le chiffre de 40 000 nouveaux arrivants par mois, avancé par le ministre Abou Faour, n’est pas exagéré: «Les expectations évoluent… Nous devrons faire face à plus de 300 000 réfugiés dans les mois à venir». Il y aurait, selon les chiffres recensés par la Commission, plus de 75% de femmes et d’enfants parmi eux. Ils sont fortement encouragés à prendre rendez-vous auprès de l’un des centres de l’HCR, situés dans la Békaa, à Beyrouth, au Nord et au Sud. Là, du personnel qualifié et expérimenté se charge d’un entretien avec les demandeurs d’asile, recueille les documents exigés, recense les réfugiés inscrits et gère leur assistance. L’une des conditions requises pour qu’une personne soit considérée réfugiée est qu’elle ait véritablement cherché l’asile au Liban dans le but de fuir les événements en Syrie. A partir de là, le HCR distribue des tickets alimentaires, des kits d’hygiène, assure 100% de la scolarité des enfants et 85% des frais d’hospitalisation. Or, face au flux incessant de nouveaux venus, Dana Sleiman reconnaît qu’il va falloir compter de plus en plus sur les pays donateurs. Les besoins du HCR, ainsi que des autres organisations non gouvernementales, sont estimés à 267 millions de dollars. Ceux du gouvernement ont été évalués à 180 millions de dollars… et plusieurs transactions de donations butent contre le manque de transparence de certaines organisations. «Ce n’est évidemment pas le cas pour nous», explique Sleiman, «puisque toutes les données et tous les chiffres peuvent être consultés en toute transparence, à tout moment, sur le site Internet du HCR, et ils sont mis à jour de façon quotidienne».
Refuge humanitaire ou asile politique?
D’après les informations, communiquées par le Haut comité, l’écrasante majorité des demandeurs d’asile se trouvent dans les régions du Nord, suivies de près par la plaine de la Békaa, et enfin par Beyrouth et le sud du Liban. Faute, à ce jour, d’infrastructure pour les recevoir, ils sont recueillis soit par les membres de leur communauté, soit par des familles d’accueil, soit dans des logements aménagés par le HCR, soit enfin dans des campements de fortune, pour les moins chanceux.
Pourquoi donc le Liban n’a-t-il pas prévu la construction de camps destinés à accueillir la communauté syrienne en attendant que la situation sur place permette leur retour dans leur pays? La question est d’autant plus épineuse qu’elle renferme en même temps un volet politique et un autre juridique
(voir encadré).
L’une des craintes exprimées est celle de voir se transformer des réfugiés en exilés politiques, ou encore en fauteurs de troubles, sur un sol déjà passablement troublé. C’est ce qu’explique le ministre de l’Energie, Gebran Bassil, dans un entretien exclusif avec Magazine: «Il est normal que quand une masse populaire s’installe, elle draine avec elle ses problèmes. Que serait-ce dans un pays comme le Liban?». Le ministre exprime aussi sa crainte de voir se transformer certaines régions du Liban en zones d’anarchies sécuritaires, le tout «sous couvert d’humanitaire»: «Aujourd’hui, le Liban accueille tout le monde, sans distinction et sans contrôle. Il est normal de devoir y mettre un frein». Ce frein consisterait d’abord à fixer un plafond – comme en Turquie et en Jordanie −, tant en ce qui concerne le nombre de demandeurs d’asile qu’en ce qui concerne l’assistance financière. Ensuite, il faudrait, toujours selon Bassil, réussir à baisser le nombre de réfugiés, à faire le tri entre les vrais demandeurs d’asile et ceux qui essaient de s’infiltrer au Liban pour y semer les troubles sécuritaires. «Nous avons des forces de l’ordre dont le rôle est d’empêcher de tels agissements». Si on ajoute à cela l’affirmation du ministre de l’Intérieur selon laquelle la criminalité est en nette recrudescence au Liban, et qu’elle est le fait de nationaux syriens dans 50% des cas, il faudrait peut-être songer à mettre des limites à la solidarité des Libanais.
De crainte de pécher par excès.
Joumana Nahas
Mia Farrow au Liban
La célèbre actrice américaine Mia Farrow, ambassadrice de bonne volonté de l’Unicef, a effectué une tournée de deux jours auprès des réfugiés syriens au Liban. Elle s’est rendue dans le Akkar et à Baalbeck, avec une délégation de l’Unicef. Elle a visité des maisons où logent des réfugiés pour s’enquérir de leurs conditions de vie et a écouté les doléances des femmes et des enfants regroupés autour d’elle. Ce type d’initiatives menées par les acteurs connus sert à
sensibiliser les bailleurs de fonds étatiques et privés afin qu’ils fassent des dons.
Opportunités économiques ratées
Magazine a rencontré le président du
Rassemblement des chefs d’entreprises
libanaises, Fouad Zmokhol, pour en savoir plus sur les retombées économiques de la guerre syrienne sur le Liban. Zmokhol prône, à ce sujet, l’importance d’ouvrir la porte, non seulement aux réfugiés, demandeurs d’asile humanitaire, mais aussi aux entreprises syriennes: «Elles sont en train d’aller
s’installer en Egypte, pourtant en crise, ou encore dans les Emirats. Les industries syriennes ne sont malheureusement pas en train de chercher refuge au Liban, malgré le fait que ce soit particulièrement facile pour elles de le faire. En trois jours, elles pourraient tout démonter et venir s’installer de l’autre côté de la frontière. Cela générerait un mouvement économique positif, en plus d’une création certaine d’emplois!».
Or, il semble que le Liban pèche aujourd’hui en ce sens d’une espèce de déni de la
réalité, en plus d’un certain tabou entourant la coopération économique avec la Syrie. Fouad Zmokhol explique que, pour l’anecdote, il ne s’agit pas de ramener, sous couvert d’entreprises, les services de renseignements syriens sur le sol libanais. Il s’agit de faire preuve de maturité pour enfin dépasser les vieilles rancunes héritées de notre propre guerre, et se montrer prêts à l’après-guerre syrienne. Il s’agira alors d’un pays voisin qui devra tout reconstruire, qui aura besoin de matières premières, mais aussi de travaux d’ingénierie, etc. «Le Liban doit se montrer prêt. Nous devons bâtir de bonnes relations avec les entreprises syriennes, puisque, nonobstant le résultat du conflit, les
entrepreneurs, eux, restent les mêmes».
Or, c’est encore en dehors du Liban que les entreprises syriennes sont le mieux accueillies, à défaut d’une politique
gouvernementale claire d’encouragement
en ce sens. Dissociation oblige?
Le statut juridique des réfugiés
Le Liban ne figure pas parmi les pays
adhérents à la Convention de Genève de 1952, relative au statut des réfugiés, ni au protocole de New York, qui a suivi en 1967. Le sort juridique des réfugiés syriens sur le sol libanais est donc celui de tout étranger de droit commun se trouvant au Liban. C’est une loi datant du 10 juillet 1962, toujours en vigueur, qui réglemente l’entrée et le séjour des
étrangers au Liban, ainsi que leur sortie. Ainsi, aucun statut particulier ni préférentiel n’est accordé au demandeur d’asile humanitaire, qui doit, comme tous les étrangers présents au Liban, justifier d’un visa d’entrée. Or, même les visas de séjour, que la Sûreté générale peut octroyer, ne dépassent pas les six mois de présence au Liban. A défaut, il faudra une carte de séjour, avec tout ce que cela implique comme coût et comme démarches
administratives. De même, les réfugiés
présents sur le sol libanais ne sont pas à l’abri d’une expulsion et ne bénéficient pas des avantages que procure le statut de réfugié selon l’acception internationale.
C’est probablement la raison pour laquelle de nombreux Syriens présents au Liban sont
simplement en attente d’un visa, vers des pays qui pourraient leur octroyer plus de droits
élémentaires en tant qu’exilés politiques…