Les planches du théâtre Monnot accueillent, du 17 au 27 janvier, Quatre heures à Chatila, un texte de Jean Genet, adapté et mis en scène par Stéphane Olivié Bisson, avec Carole Abboud. Magazine s’est entretenu avec le metteur en scène.
29 août 1982. Stéphane Olivié Bisson a 13 ans. En France, la télévision retransmet des images de Beyrouth. Celles des fédayins palestiniens quittant la ville, après des mois de sièges, sous des jets de fleurs, de riz, impeccables dans leurs uniformes nets et leurs bérets rouges. «Ils avaient l’air en parade. Je n’imaginais pas alors qu’en fait, ils se disaient adieu. L’image m’avait semblé tellement belle. Mais j’ai tout compris à l’envers». Et voilà qu’à peine trois semaines plus tard, il est assailli par une image complètement différente: l’image de ce qu’à l’époque il a cru être une poupée aux cheveux blonds, enfouie sous les gravats, mais qui était réellement celle du visage d’un enfant ayant gonflé sous l’effet de la décomposition. L’impact de ces deux images, issues du même endroit à trois semaines d’intervalle, est tel qu’elles le marquent de manière indélébile, et qu’elles sont restées quelque part cachées dans son esprit. «En fait, ce qui est resté, c’est cette non-résolution entre les deux images. Rien n’est résolu, ni dans la mémoire, ni dans la justice, ni pour les vivants qui sont toujours dans la même situation. Et c’est le sujet de tout ce projet: l’irrésolution et l’organisation générale et mondiale de l’impossibilité de toute justice». Depuis, ces questions le travaillent, de manière inconsciente peut-être au départ, jusqu’au jour où il réalise un documentaire sur ce qui reste après un massacre, celui de Chatila particulièrement. Et l’idée remonte à nouveau à la surface quand, au milieu des années 90, il tombe par hasard sur le texte de Jean Genet, Quatre heures à Chatila. «Ça s’est cristallisé tout de suite, avec ce vieux terrain qui n’était toujours pas résolu. Et soudain, je vois que c’est exprimé». Stéphane Bisson ne peut s’empêcher de s’étaler sur la particularité du rapport entre ce texte et son auteur; Genet, atteint d’un cancer, presque moribond, accompagné de Leila Shahid, alors présidente de l’Union des étudiants palestiniens, est le premier Européen à pénétrer dans le camp, au moment où les traces du massacre sont encore visibles. Cela faisait seize ans qu’il n’avait plus rien écrit et voilà qu’il reprend la plume pour signer ce qu’il appelle un «poème de reportage. Cet auteur complexe, insaisissable, pour la première fois, se confiait. Il était enfin trouvable dans ce texte, alors qu’auparavant c’était une succession de masques, de fausses pistes, de leurres. Et ce que je trouvais magnifique et inattaquable, ajoute Stéphane, c’est qu’il ne confisquait pas un événement politique pour faire de la littérature».
De théâtre et d’espoir
A partir de ce moment, débute une aventure presque incroyable pour ce jeune Français. Au cours de l’entrevue, le fil de la discussion emprunte détours et détours, toujours marquée par le visage de mon interlocuteur, le ton de sa voix, apaisés, sereins, mais qui semblent en même temps toujours en quête, qui semblent encore et toujours chercher quelque chose. C’est que le camp de Chatila n’a jamais été très loin de sa pensée et les images de 1982 sont toujours fortement présentes. «Depuis toutes ces années, j’ai l’impression que ces morts sont ma famille. Je connais toutes les photos. A des moments du texte, je vois le visage, la personne dont Genet parle. Je n’ai pas d’appétit morbide, mais le fait que ce soit une longue histoire, forcément ça m’interroge, je ne sais pas pourquoi. Mais consciemment ma démarche me semble saine».
Une démarche qui avait commencé en 1997, quand il arrive pour la première fois à Beyrouth, habité par l’idée de monter le texte de Genet. Et il le fera en 1998, au théâtre de Beyrouth, avec la comédienne Evelyne Itsira et la complicité d’Elias Khoury, même si la présentation n’était pas vue d’un bon œil, les Syriens déchirant sans cesse les affiches, envahissant le théâtre lors des répétitions, juste pour marquer leur présence. Même réticence également à Amman, dans les Territoires occupés et à Jérusalem-Est. Forcément. Le sujet dérange, nous dérange, dérange tout le monde. Un sujet tabou.
Mais pour Stéphane, il ne s’agit pas d’une démarche militante, d’un spectacle pro ou anti, mais tout simplement d’une approche humaniste. «Réellement humaniste. C’est un spectacle sur un événement incontestable dont on n’a toujours rien réparé. Il s’agit de donner la parole aux morts. Car si on n’en parle pas, ils seraient morts pour rien. Dans le texte, Genet, dit-on, tue des morts. Car on est allé au-delà de simplement les abattre, il y a eu des raffinements dans la négation du corps. Ce n’était plus un corps humain, un être humain. On est allé jusque-là». Le projet n’est nullement voulu comme un acte d’accusation, mais pour «dire qu’il n’est pas acceptable qu’on puisse nier des morts. C’est un tombeau pour les gens qui n’en ont pas eu. Une stèle».
Stéphane voulait monter à nouveau le texte de Genet, car il estime que la première fois n’était pas réussie: il était jeune, il n’avait pas compris le texte. Et il avait besoin que l’actrice soit libanaise. «Je voulais que son esprit, son corps, son histoire aient été traversés par cette histoire». C’est donc accompagné de Carole Abboud et de Nasri Sayegh, assistant à la mise en scène, qu’il s’est à nouveau rendu au camp de Chatila. «A chaque fois que nous y allons, c’est comme si nous avions été battus, l’esprit et le corps». Et les interrogations reprennent: «Est-ce digne de faire du théâtre avec cette histoire? Ça nous paraît dérisoire, même si c’est honnête et vrai. Nous sommes tous les trois conscients de la responsabilité que cela représente… Si je le fais, et peut-être que je le dis naïvement, c’est que le théâtre, quand il sert à quelque chose, il peut peut-être aider un peu à consoler les gens».
Nayla Rached
La pièce en français, sur-titrée en arabe, se poursuit jusqu’au 27 janvier, à 20h30. Billets en vente à la Librairie Antoine et au théâtre Monnot.
Lucena, obedience training
Par la compagnie de théâtre Zoukak
Dans le cadre de l’initiative théâtrale Orient the day – Beirut in the work of Ibsen, la compagnie de théâtre Zoukak a présenté au théâtre Monnot, du 10 au 13 janvier, la pièce Lucena, obedience training, autour d’Empereur et Galiléen, d’Henrik Ibsen.
Une troupe de théâtre. Un metteur en scène. Un livre. Un texte d’Henrik Ibsen. Paganisme, religion, beauté, obéissance, obédience. Tous ces éléments s’emmêlent dans la pièce concoctée par Zoukak, comme ils s’emmêlent dans la vie. De théâtre en théâtre, de mise en abyme en mise en abyme, le public se laisse envoûter par la scène. Lucena redonne au théâtre sa portée de représentation, de communication entre scène et salle, d’implication de l’une dans ce qui se déroule sur l’autre.
Sur scène, les comédiens Junaid Sarieddeen, Lamia Abi Azar, Hashem Adnan, Danya Hammoud, Maya Zbib, Ali Chahrour et les membres de l’équipe, accompagnés de Khaled Yassine aux percussions. Postures théâtrales, énonciation à l’antique, de l’humour, de la dérision, des conflits éternels qui secouent toute société, un jeu maîtrisé de bout en bout, une mise en scène audacieuse et innovante, Lucena s’interroge sur le modèle autoritaire qui gouverne la religion, la société et le théâtre. Qui entraîne à l’obédience, par peur d’un soulèvement, d’une subordination, d’une mutinerie. Le metteur en scène se présente comme une métaphore du tyran. Le roi est mort, vive le roi. Un tyran remplace un autre, l’obédience semble éternelle. Miroir réfléchissant le monde qui nous entoure, le monde dans lequel on vit, tous, sans exception. Ibsen au cœur de Beyrouth: Zoukak a relevé le pari haut la main! Et les questionnements ne cessent de résonner dans votre esprit.
N.R.
Circuits fermés de la compagnie Defracto
A l’invitation de l’Institut français du Liban, la compagnie Defracto présentera son spectacle Circuits fermés, les 18 et 19 janvier, au théâtre Tournesol. Un spectacle de jonglerie graphique et rythmique, qui traite d’un rapport de dépendance mutuelle, porté par deux jeunes artistes de renommée internationale, lauréats Jeunes Talents Cirque Europe 2009-2010. A travers leur moyen d’expression privilégié, la jonglerie, Guillaume Martinet et Minh Tam Kaplan, créent un langage original, basé sur une technique à couper le souffle: impressions visuelles, graphisme abstrait de points et de lignes formés par des objets en mouvement. Un être prend acte de l’obsession de l’autre et plutôt que de chercher à la corriger, décide de la vivre avec lui. Le duo évolue en circuit fermé et possède des règles de fonctionnement exclusives et une logique interne. Le spectacle entrouvre la porte sur ces moments de vie que partagent les deux protagonistes et laisse le spectateur s’immiscer dans l’intimité de leur rapport.
www.defracto.com
Le spectacle aura lieu le vendredi 18 à 20h et le samedi 19 à 17h. Informations et réservations au théâtre Tournesol: (01) 381290. Billets à 30000 L.L. (adultes) et 15000 L. L. (enfants).
That part of Heaven de Omar Rajeh
L’impact de la guerre libanaise sur le corps
That part of Heaven: c’est le titre de la nouvelle performance de danse du Maqamat Dance Theatre, dirigée et chorégraphiée par Omar Rajeh et qui sera présentée, du 18 au 26 janvier, au théâtre al-Madina. Comment le corps accuse-t-il les conséquences de la Guerre civile libanaise? Omar Rajeh nous en parle.
Cinq femmes, survivantes de la Guerre civile, confrontent leurs anciennes convictions, leurs déceptions et leurs répétitives pertes. Leur corps et leur esprit blessés racontent l’histoire de leur insécurité, insomnie, colère et peur de l’autre. That part of Heaven souligne les conséquences de la Guerre civile et l’irrésolution des crises qui nourrit une société oppressée et psychologiquement instable.
Au départ, Omar Rajeh a été marqué par deux éléments. Tout d’abord, la lecture du Dérèglement du monde d’Amin Maalouf évoquant la multitude de crises qui secouent le monde à l’aube du XXIe siècle et auxquelles il invite à penser sérieusement pour éviter d’arriver à une situation très grave. Ensuite, il a été convié à un mariage dans la montagne, où les hommes étaient assis d’un côté et les femmes de l’autre. «En regardant les femmes, j’ai senti que si je les mettais tout simplement sur scène telles quelles, j’aurai un spectacle, sans même le besoin d’une chorégraphie tellement c’était intense. Mais en même temps, j’ai eu peur, le maquillage, les cheveux, les habits, la manière dont chacun se regardait… Ce mariage résume ce qu’on vit: le déséquilibre, la chirurgie plastique, le consumérisme et tous les autres conflits».
Et voilà que l’idée commence à faire son chemin. De réflexion en discussion avec l’équipe de Maqamat Dance Theatre, il fallait trouver comment relier le spectacle à un élément vital dans notre vie. «La guerre nous a sûrement le plus marqués. A un moment, nous ne voulions pas nous en rappeler, comme si nous transmettions les crises de génération en génération. Maintenant, nous savons tous que la guerre n’est pas terminée. Et nous ressentons ses conséquences aujourd’hui, comme si nous avions une plaie et que nous ne voulons pas la regarder».
Mais Rajeh, comme il le dit, sent le besoin de gratter cette plaie qui le chatouille, pour se soulager. Et joignant le geste à la parole, montrant une cicatrice qu’il garde sur sa main d’une blessure d’enfance, il répète «nous ne pouvons pas nier la guerre, que nous devons traiter avec elle, non pour cohabiter avec elle, mais pour l’accepter comme une partie intégrante de notre vie, et pouvoir cicatriser cette plaie, sans la légaliser ou la banaliser».
Mais c’est avant tout du point de vue d’un chorégraphe et d’un danseur que Omar Rajeh aborde ce sujet. «Ce qui m’importe c’est le corps. Comment il existe dans ce pays, comment il accuse ses crises et évolue avec elles, au fil du temps, pour arriver à un moment où il ne supporte plus». Alors, forcément, à certains moments, le corps se fait violence, tension. «Nous portons dans notre corps même des images, des souvenirs, de cadavres, des pertes, des conflits irrésolus». Autant de situations que Omar Rajeh et son équipe ont travaillées physiquement, en mettant sur scène cinq personnages, cinq femmes: Mia Habis, Ali Chahrour, Zei Khauli, Bassam Abou Diab, Emilie Thomas, maquillées à outrance, cheveux ultra-coiffés, comme elles paraissent sur l’affiche. Un costume qui ne fait que refléter «le masque dont on s’affuble à chaque fois qu’on sort de la maison, impeccablement habillé, cachant sa vraie personne pour donner à voir celle que les gens doivent voir, celle qu’on veut qu’ils voient». Pour Omar Rajeh, les danseurs, de manière spontanée, ne pouvaient qu’être des femmes, car «elles sont l’essence de la société. La relation entre les femmes et la guerre n’est pas aussi directe que celle des hommes. Chez la femme, le conflit est beaucoup plus important. Déjà éthiquement comment elle réagirait par rapport à un parent qui combat. La relation entre les deux sexes n’était pas normale par rapport à la femme qui restait à la maison comme si son rôle était de servir le combattant. L’idée du pouvoir diffère également en temps de guerre, la sexualité de la femme, son rapport à son propre corps». Mais les femmes sur scène ne représentent pas que le sexe féminin. Deux danseurs se glissent dans la peau de ces femmes, de ces personnages, pour englober finalement l’être humain, dans sa généralité. L’être humain face aux conséquences de la guerre.
That part of Heaven débute ce vendredi 18 janvier et se poursuit jusqu’au 26 du mois, au théâtre al-Madina, à 20h30.
Nayla Rached
Billets en vente à la Librairie Antoine.
Autour de la performance
Une table ronde est prévue pour ce soir, après la première du spectacle. Elle regroupera Chawki Azouri, Antoine Messarra, Nayla Hachem et Omar Rajeh.