Au XVIIe siècle, on lisait dans La princesse de Clèves: «Je suis si persuadé que l’amour est une chose incommode que j’ai de la joie que mes amis et moi en soyons exempts». Nous en sommes, heureusement, fort loin aujourd’hui. Comme nous trouvons excessives les «danses orgiaques» de certaines religions primitives, condamnées par Moïse et les «religions éthiques» qui lui ont succédé. Mais même celles-ci ont, à leur tour, cédé à un formalisme qui dénature l’acte d’amour, celui de choisir un conjoint, en ne retenant plus comme lien entre deux êtres que les vertus prescrites par la société et le clergé. Plus encore, pour des adeptes de religions monothéistes, l’amour de l’autre a définitivement cédé la place à l’amour exclusif de Dieu et de ses saints, allant jusqu’à pratiquer des rituels extatiques, parfois accompagnés de mortifications. Je pense ici à certains soufis, à l’auto-flagellation lors de la commémoration d’Achoura, ou à l’auto-crucifixion de chrétiens aux Philippines dans les cérémonies de Pâques. Depuis que l’humanisme des «Lumières» est né et qu’il s’est progressivement débarrassé de sa dimension raciste «colonisatrice», de la supériorité de l’homme blanc, l’égalité des hommes est de plus en plus inscrite dans nos esprits. Cette transformation s’est faite d’abord en Occident à partir de la seconde moitié du XXe siècle. Voir les droits civiques définitivement accordés aux Noirs aux Etats-Unis et la vague contestatrice qui a balayé l’Europe en 1968. Cette révolution est en réalité une avancée pour l’humanité, elle ne concerne pas que l’Occident. Elle s’est diffusée, depuis la chute du mur de Berlin et la fin des idéologies totalitaires, dans le monde. Elle rencontre certes des résistances en Asie et en Afrique, mais le virus est là et il se répand. Qu’a à voir l’égalité avec l’amour? Et qu’a à voir l’amour avec la saine gouvernance de la cité? Nous ne pouvons vraiment nous aimer que si nous sommes égaux. Nous ne pouvons partager que si nous considérons l’autre comme un dédoublement de nous-mêmes, notre miroir. L’amour, débarrassé de toutes les hiérarchies, par un effet de retour, renforce à son tour l’égalité. L’amour de l’autre est l’ultime sentiment qui permette une vie apaisée dans une cité. Il est celui qui permet les plus grands sacrifices, la plus grande solidarité, la paix la plus durable, plus que l’amour de la patrie, de la race, de la langue et même de Dieu. Luc Ferry écrit: «Au nom de l’amour, de la sympathie, du souffrir avec, et non plus seulement des droits (ceux de la religion) et de la raison (celle de l’idéologie)» (1). Donc au nom de l’amour, de tous ceux qui veulent briser toutes les barrières, nous ne pouvons qu’appeler à l’entérinement par la loi du mariage civil. Car, ici, il s’agit bien aussi de codifier la bonne gestion des droits et des devoirs des conjoints et des enfants qu’ils prennent la responsabilité de procréer. Mais, au-delà de cette codification, aucun obstacle financier, religieux, racial ne devrait plus se dresser. Ce n’est pas seulement une affaire individuelle entre deux êtres qui se lient et qui, s’ils en ont les moyens, peuvent toujours aller s’unir sous le soleil de Chypre. Il s’agit en encourageant les mariages interreligieux au Liban de renforcer le «vivre ensemble» que la loi de la politique sectaire réduit à une peau de chagrin et bientôt à un slogan creux. La dernière trouvaille pour nous séparer étant la loi orthodoxe. Il s’agit de faciliter les flux entre les confessions pour aider à créer une personnalité libanaise au-delà des différences. Celles-ci pouvant être enrichissantes quand elles sont cultivées intelligemment. Nos dirigeants, eux, manquant totalement d’intelligence, ne trouvant pas un autre moyen d’asseoir leur autorité, ont fait de nos différences des motifs de conflits. Il s’agit également d’un acte politique libérateur des citoyens qui n’auront plus à rendre compte qu’à leur pays et à ses lois égales pour tous. Samir Frangié écrit: «Le clivage va désormais être entre ceux qui se prennent en charge et ceux qui continuent de déléguer leur liberté et leur autonomie pour rechercher la «sécurité» que procure l’enfermement dans une «tribu». (2) La tribu n’a jamais engendré un citoyen libre. Tant que nous ne serons pas autorisés d’aimer qui nous voulons et de nous lier à lui, nous ne serons jamais des citoyens, mais des sujets. Défaisons par le mariage civil la servitude que la loi orthodoxe veut nous imposer.
Amine Issa
1- La révolution de l’amour, page 271.
2- Voyage au bout de la violence, page 10.