La tablette numérique a révolutionné l’usage des écrans. Plus accessible, interactive, elle séduit de nombreux parents et plus encore, leurs enfants, par son côté tactile. L’objet a ses supporters, comme ses détracteurs, notamment pour l’usage qu’en font les enfants.
La scène se passe dans une cage d’ascenseur d’un supermarché beyrouthin. Un jeune garçon d’une dizaine d’années, les yeux braqués sur sa tablette numérique, s’amuse, via sa webcam, à mitrailler les gens autour de lui. L’écran est en effet constellé de viseurs d’armes d’assaut. Ses parents, pourtant présents dans le même ascenseur à quelques centimètres de lui, ne prêtent pas attention à la scène.
Autre endroit, autre scène. Dans un appartement luxueux de la capitale, deux jeunes enfants, de quatre et cinq ans, sont d’un calme absolu, captivés qu’ils sont par les images qui défilent sur leurs tablettes dernier cri. Les parents eux sont absents, aucun adulte n’est dans la pièce.
Dans une autre famille, un papa s’émerveille devant la capacité de son fils, un joli bambin aux yeux bleus âgé d’à peine vingt-deux mois, à effleurer la tablette numérique familiale. Pour un peu, le petit serait un véritable génie, peut-être le futur Bill Gates, à moins que ce soit Steve Jobs, qui sait?
Ces scènes de la vie quotidienne deviennent très courantes au Liban. Jamais sans ma tablette semble être la devise de nombreux enfants et de leurs parents. Et ce, dès le plus jeune âge. La question que l’on peut se poser, toutefois, est de savoir si cet abus d’écran n’est pas sans incidence sur les plus petits.
A l’inverse de la télévision, longtemps diabolisée pour son côté passif et suspectée de devenir une nourrice, voire un doudou pour les enfants, les tablettes, plus interactives a priori, ont su séduire certains professionnels de la santé. Pour preuve, les conclusions de l’Académie des sciences, en France, dans son rapport consacré à L’enfant et les écrans. L’Académie estime, par exemple, que «les tablettes visuelles et tactiles suscitent au mieux, avec l’aide des parents, grands-parents, ou enfants plus âgés de la famille, l’éveil précoce des bébés (0-2 ans) au monde des écrans, car c’est le format le plus proche de leur intelligence. (…). Dans ce cadre d’éveil précoce, une tablette numérique interactive – à la fois visuelle et tactile – peut très bien, avec le concours d’un adulte (parents, grands-parents) ou d’un enfant plus âgé, participer au développement cognitif du bébé (du point de vue postural, dès six mois le bébé est capable de se tenir assis seul – ou un peu aidé – devant une tablette). L’écran «high-tech» est donc un objet d’exploration et d’apprentissage parmi tous les autres objets du monde réel, des plus simples (peluches, cubes en bois colorés, hochets) aux plus élaborés (tablettes numériques tactiles)». Pour les plus grands, poursuit le rapport, «Lors de la construction de la pensée symbolique, entre deux et six ans, les enfants doivent pour la première fois apprendre à privilégier alternativement le réel et le virtuel (le «semblant») et à en jouer».
On l’aura compris, et contre toute attente, les tablettes numériques et leur utilisation par de très jeunes enfants, trouvent un écho favorable chez les scientifiques. Avec une condition cruciale, celle de ne jamais laisser l’enfant seul devant son écran. Bref, de ne pas transformer la tablette en nouveau doudou numérique 2.0., histoire d’avoir un peu de calme à la maison.
D’autant que, qu’on le veuille ou non, l’exposition des plus jeunes aux écrans, y compris aux tablettes, n’est pas sans conséquences. Serge Tisseron, psychiatre et psychanalyste et coauteur du rapport de l’Académie des sciences, estimait dans le quotidien français Libération, avant la publication du rapport, que l’usage d’une tablette avant trois ans pouvait être «nuisible». Selon lui, le tout-petit «a d’abord besoin de repères spatiaux – interactions avec son environnement impliquant la vue, le toucher, le goût, etc. – et temporels que seuls les jouets traditionnels et les livres permettent d’acquérir». Un enfant trop exposé à des écrans trop jeune pourrait avoir des difficultés à développer «une pensée logique et organisée». Si un enfant habitué à construire une tour avec des cubes de bois pourra gagner à le faire de façon virtuelle sur une tablette, l’inverse ne sera pas vrai.
L’usage d’une tablette ne doit donc pas remplacer les bons vieux jouets classiques, que l’enfant peut toucher, manipuler, goûter, sentir, à sa guise et à volonté.
Dans le camp des détracteurs, car il y en a, on trouve également des médecins, neurologues ou psychiatres. Comme le psychiatre Antoine Pélissolo, professeur à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière à Paris, qui s’inquiète d’un abus d’écrans par les enfants. «Nous savons que le cerveau peut se modifier à grande vitesse. Ce que nous ignorons, c’est ce qui se passe quand il n’y a plus de temps de récupération cérébrale». Ce qui est avéré, selon lui, c’est que les enfants «pratiquent des actions répétitives qui développent leurs savoir-faire visio-spatiaux, leurs réflexes, leurs capacités de détection, mais ont du mal à exécuter une tâche s’il n’y a pas un stimulus qui relance l’attention sur une courte durée».
Une autre inquiétude porte sur l’apprentissage des tout-petits. Marie Derain, défenseure des enfants en France et auteur d’un rapport sur le sujet pour le gouvernement français, explique ainsi que l’utilisation des tablettes par les moins de trois ans retarderait leur apprentissage de la marche. «Les enfants passeraient plus de temps assis», explique-t-elle. «Jouer aux cubes sur une tablette n’oblige pas l’enfant à aller les chercher quand la tour s’effondre». Elle évoque également un retard de la préhension entre l’index et le pouce car «les enfants attrapent moins les objets dans leurs activités ludiques».
Plus largement, certains neurologues estiment que l’utilisation des écrans ne ferait pas fonctionner les mêmes zones du cerveau que d’autres activités, comme la lecture ou les jeux de construction. Les applications présentes sur les tablettes, tout comme Internet, utilisées trop fréquemment par des enfants, exposeraient leur cerveau en construction à une activité trop intense, qui perturbe leur développement. C’est en tout cas le point de vue défendu par Susan Greenfeld, professeur de neurologie à l’Université d’Oxford, connue pour ses recherches sur la maladie d’Alzheimer.
Qui croire? Ce qui est certain, en tout cas, c’est que l’utilisation de ce type d’écrans n’est pas sans conséquence sur le cerveau, notamment dans les premiers temps de la vie. Jean-Pierre Bourgeois, directeur de recherches à l’Institut Pasteur, explique dans Le Nouvel Observateur que «Les neurones, générés avant la naissance, vont se connecter durant cette période, puis connaître un regain d’activité au moment de la puberté. Les réseaux, les autoroutes par lesquelles circule l’information, vont se former en fonction de l’environnement du sujet. On le voit bien chez les petits délaissés par leur mère, les circuits sont altérés». Autrement dit, «l’outil que l’on utilise imprime l’organe de la pensée». Le Pr Olivier Houdé, diplômé en neurosciences, explique lui aussi qu’avec l’écran, ce sont davantage «les régions postérieures qui sont activées, les parties visuelle, sensorielle, l’intelligence élémentaire», au détriment du cortex préfrontal, «où s’activent la synthèse personnelle, le recul, l’abstraction».
Alors bien sûr, il n’est pas question de remettre en cause le progrès technologique, ni de bannir tous les écrans, tablettes comprises. En revanche, une utilisation accompagnée et très modérée est de mise, avec une responsabilisation des parents. Qui pourraient, par exemple, consacrer plus de temps réel à leur progéniture, leur faire découvrir leur environnement, les choses de la vie, l’odeur d’une fleur, les textures, autant de choses essentielles, qu’un écran ne peut (pas encore) apporter.
Laissons donc les enfants jouer dans le monde réel et pas seulement virtuel, comme au bon vieux temps, de manière à enrichir leur imagination. Les écrans ne remplaceront jamais la dimension humaine.
Jenny Saleh
Dans la Silicon Valley, une école sans écrans
Au beau milieu de la Silicon Valley, temple mondial de l’ère 2.0., la Waldorf School of the Peninsula interdit les écrans aux enfants. Un comble! Pourtant, la grande majorité de ses élèves, ont des geeks émérites comme parents. Dans cette école, l’objectif est de «permettre aux enfants de développer leur propre individualité et augmenter leur capacité à penser, ressentir et agir». «Cela peut paraître un peu paradoxal car la grande majorité de nos parents travaillent dans le secteur de l’informatique, reconnaît Lucy Valentine Wurtz, l’une des directrices. L’école propose donc aux enfants des activités manuelles et artistiques, car, selon Mme Wurtz, «Nous considérons que les enfants ont besoin de cuisiner ou de jouer avec des matériaux plutôt que d’être placés devant des ordinateurs pendant des heures, poursuit Lucy Valentine Wurtz. Nous privilégions aussi l’interaction avec le professeur, afin de développer le dialogue et les facultés de réaction». La Waldorf School autorise toutefois les ordinateurs et autres iPad à partir du lycée, car «il y a un âge avant d’être exposé aux écrans», conclut-elle.