Magazine Le Mensuel

Nº 2887 du vendredi 8 mars 2013

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Baabda. L’histoire d’un palais devenu Sérail

De sa colline de Baabda, le vieil homme étonne encore par sa carrure peu commune au Liban. Majestueux et imposant de grâce, il trône dans sa localité de toujours, gardant un œil bienveillant sur Beyrouth, une ville qu’il a vu grandir. Patient, il attend de nouveau son heure de gloire, celle qui le fera redevenir le roi des palais du Mont-Liban.

Alors que le conflit de la Montagne libanaise entre druzes et chrétiens fait rage, depuis quelques années déjà, il atteint son apogée en 1860. Sous le patronage de la France, la Grande-Bretagne, la Russie, la Prusse et l’Autriche, l’Empire ottoman accorde au Mont-Liban, en 1861, le statut de province autonome, lui conférant des systèmes financier, judiciaire et administratif particuliers. «Un protocole fut signé précisant que l’ensemble du territoire du Mont-Liban, allant des Cèdres au Nord jusqu’au sud du pays, englobant toute la montagne à l’exception des villes côtières de Beyrouth, Tripoli, Saïda, Tyr et de la plaine de la Békaa, sera administrativement autonome, lit-on dans un carnet de la municipalité de Baabda. Ce vaste territoire fut désigné sous le nom de «Moutassarifiya» et gouverné par un administrateur ou «Moutassaref» nommé par la Sublime Porte avec l’accord des puissances occidentales et choisi parmi les sujets chrétiens du vaste empire».
Le premier d’entre eux fut Daoud Pacha, un Arménien catholique d’Istanbul du nom de Garabet Artin. Il choisit Baabda pour réunir son gouvernement, et tout particulièrement la demeure de l’émir Assaad Chéhab, dans le quartier de Sibnay. Son successeur en 1868, Franco Pacha, Aleppin grec-catholique répondant au nom de Nasri Franco Coussa, préféra, quant à lui, la splendeur du palais de l’émir Haïdar Chéhab, construit en 1775, également dans la localité de Baabda. Il le loua et y installa les bureaux du gouvernorat autonome du Mont-Liban. Mais lorsque l’aristocrate italien Rustum Pacha le remplace, cinq ans plus tard, son anticléricalisme contrarie ses administrés, au premier rang desquels les habitants de Baabda, qui manifestent sans ambages leur mécontentement. Fâché de cet affront, Rustum Pacha décide de bouder la localité et de s’installer dans un premier temps à Ghazir avant de plier bagage pour Hadath. Dépossédé de son statut de capitale de la Moutassarifiya, Baabda en perd de son éclat, autant sur le plan économique que social. C’est hors de question pour ses habitants. Le Sérail devra revenir à Baabda. Petit coup de pouce du destin, les héritiers de l’émir Haïdar Chéhab choisissent de mettre en vente leur palais. Chose impensable aujourd’hui, les habitants de Baabda décident d’un commun accord de le racheter pour qu’il puisse servir un jour à nouveau de Sérail. Mille livres or sont finalement rassemblées grâce à un prêt remboursable sur vingt ans, mis à la disposition des habitants par un riche notable de Baabda, un certain Salim Elias Hélou (oncle du président Charles Hélou). Après qu’une commission de douze personnes ait été formée, devançant d’une trentaine d’années les pays occidentaux en matière de fiscalité, il est décidé de mettre en place un impôt progressif sur le revenu dans la perspective de rembourser la somme empruntée. Innovant et équitable. «Chaque homme entre 20 et 60 ans, inscrit sur les registres de Baabda, devait payer tant de piastres en fonction de ses revenus et cet engagement oral fut respecté par tous», précise la brochure de la municipalité de Baabda. Comble de leur dévouement et de leur abnégation, dans le vœu de voir leur ville reprendre le titre de capitale de la province, 250 familles s’engagent en 1883 à offrir leur Palais à Wassa Pacha, quatrième gouverneur ottoman du Mont-Liban. Ce dernier accepte leur incroyable présent et dote le palais de nouvelles annexes: les ailes est et ouest. A l’instar des grands souverains européens, ajoutant chacun à son tour sa pièce au prestige de son château, Naoum Pacha et Mouzaffar Pacha construisent alors respectivement l’aile nord et le grand portail.

Le dernier des moutassarifs
De 1861 à 1915, huit moutassarifs se succèdent à la tête du Mont-Liban, six au Sérail de Baabda. Le dernier, Ohannès Pacha, un Arménien catholique, prend ses fonctions le 22 janvier 1913 par une habituelle cérémonie solennelle. «Debout sur le perron du Sérail de Baabda, entouré des membres du Conseil administratif et des hauts fonctionnaires, Ohannès Pacha donne lecture du firman de sa nomination, décrit Denise Ammoun, dans son Histoire du Liban contemporain de 1860 à 1943. La foule massée dans le jardin applaudit très fort. Le moutassarif gagne ensuite le grand salon du palais, où il va recevoir pendant toute la matinée, dans un large fauteuil à bras de velours rouge, les notables venus le féliciter».
Maintenant, le défilé continue. Il ne s’agit plus d’aller faire allégeance au gouverneur de la province ottomane mais de se perdre dans des allées parsemées de bureaux administratifs. En 2013, Baabda est toujours la capitale du Mont-Liban, même si le gouvernorat a revu à la baisse ses frontières. Au-delà des bureaux du mouhafez Antoine Sleiman, plusieurs administrations ont pris racine au Sérail. «On retrouve des locaux de la santé, du statut personnel, de la sécurité intérieure, des finances ou encore de l’éducation nationale», énumère Marie-Claude Hélou Saadé, présidente de l’Association libanaise pour le développement local (ALDL). Comme l’indique Antoine Sleiman, «dans chaque mouhafazat, les ministères sont présents à travers des bureaux régionaux, tout simplement parce qu’ils sont sous l’autorité du mouhafez, en tant que chef de l’administration et représentant de l’Etat». D’ailleurs, le gouverneur d’aujourd’hui siège dans les bureaux de ses prédécesseurs ottomans dans une atmosphère toute particulière. «Le charme de cet endroit est toujours présent, surtout lorsque retentissent en silence les échos des années et des personnes qui s’y sont succédé, souligne Antoine Sleiman. Quelque part, nous faisons partie de l’histoire de ce Sérail».

Le Sérail du XXIe siècle
Et son histoire n’est pas près de s’arrêter. En septembre 2007, après avoir accompli quelques missions de développement local, l’ALDL décide de protéger le vieux Sérail, blessé à maintes reprises durant la guerre civile sans être guéri complètement. «C’est le cœur de Baabda, s’exclame Marie-Claude Hélou Saadé. Rendez-vous compte, les habitants de Baabda se sont battus pour que le siège du moutassarif leur revienne. Après s’être endettés, ils se sont engagés à l’offrir. Nous ne pouvions pas le laisser se détériorer sans agir. Le restaurer, c’est vouloir redonner une âme à cette localité».
Au pas de course, l’association reçoit le soutien de Tarek Mitri, alors ministre de la Culture, et s’adresse à la Délégation générale des Antiquités pour accéder au dossier de l’édifice dans l’espoir d’inscrire ce dernier sur la liste des bâtiments à préserver. Des plans rapidement modifiés par l’absence totale de documents sur le Sérail de Baabda enregistrés à la DGA. Tout restait à faire. Alors même que le Sérail est une propriété de l’Etat, c’est l’ALDL qui prend le projet à bras-le- corps, habituée aux situations de blocage institutionnel et privilégiant de fait, les initiatives privées.
«Nous avons beaucoup travaillé pour rassembler les documents demandés, au point d’aller chercher dans les archives privées des habitants de Baabda (notamment celles de Me Mallat), toutes traces concernant l’achat du Sérail et de sa donation à l’Etat, relève la présidente de l’ALDL. Nous avons également organisé des conférences pour retrouver les plans du Sérail».
Mission accomplie le 31 mars 2008. Le décret numéro 18 place le Sérail de Baabda dans la liste des bâtiments à protéger. «En d’autres termes, plus personne n’a le droit de le toucher sans en référer à la DGA, affirme Marie-Claude Hélou Saadé. Pour nous, c’était l’essentiel car certains dommages étaient déjà irréversibles». Quant à la rénovation du bâtiment en tant que tel, rien n’est moins d’actualité. «Avant de penser à la réhabilitation du bâtiment, reprend-elle, il faut d’abord déménager les administrations aujourd’hui présentes dans le Sérail. La situation actuelle du pays n’aide pas. Donc nous attendons. Si ça dépendait de nous, on l’aurait fait tout de suite. Quoi qu’il arrive, nous irons jusqu’au bout».
Jusqu’au bout, comme le souhaite également le mouhafez Antoine Sleiman. «Nous voulons, par étapes, transformer le Sérail d’une part en musée, affirme-t-il, pour qu’il puisse abriter tout ce qui est en rapport avec la période du ‘Moutassarifiya’ du Mont-Liban, et d’autre part, en centre culturel. Seul persistera le bureau du mouhafez, en tant que symbole et pour des raisons protocolaires». D’après ses dires, le projet avancerait doucement dans les papiers du gouvernement libanais mais aussi dans ceux du Conseil de développement et de reconstruction et des ambassadeurs de Turquie, d’Italie et d’Espagne. En attendant, le Sérail de Baabda accueille quelques rares événements culturels. Pourvu que ça dure.

Delphine Darmency

La musique pour adoucir les mœurs
Le 21 septembre dernier, des airs de Debussy, Chopin ou encore  Saint-Saëns, s’étaient invités dans l’antre du Sérail de Baabda, en lieu et place de sa cour intérieure. Un événement organisé par l’Association pour la protection des sites et anciennes demeures (Apsad) et l’ambassade de Pologne. A cette occasion, la présidente de l’Apsad, Raya Daouk, avait déclaré: «Notre patrimoine est la dette dont les créanciers sont nos enfants. Dans un pays en proie aux convulsions et aux violences aveugles, nous voyons bien que la beauté persiste. Notre pays, si ravissant par la force des contrastes, la violence des inquiétudes et la douceur de l’art de vivre, mutilé par des guerres, n’est pas fait pour mourir mais pour inventer la vie. Notre goût pour la vie sauvera notre patrimoine».

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