La communauté alaouite, pilier du pouvoir en Syrie depuis 1963, se trouve dans l’œil du cyclone et risque de perdre ses acquis devant la montée de ses détracteurs sunnites qui tentent par tous les moyens de reprendre le pouvoir. Mais qui sont au juste les alaouites, d’où viennent-ils et quelles sont leurs croyances religieuses?
La communauté alaouite s’étend de l’Afghanistan au Maroc, en passant par l’Iran, la Turquie, la Syrie, le Liban et l’Egypte. Mais c’est au Levant que les disciples de Salman el-Farisi ont fait le plus parler d’eux puisqu’après des décennies d’oppression et de servitude, ils se retrouvent au pouvoir au Pays des Omeyades par le coup d’Etat du 8 mars 1963 effectué par le Baas. Parti idéologique supposé soutenir les principes de l’unité arabe et le socialisme, en apparence laïque, mais dirigé par des alaouites tels Salah el-Jadid et Hafez el-Assad.
Pendant des siècles, cette communauté n’était pas considérée musulmane, ses membres ne jeûnaient pas, ne fréquentaient pas la mosquée, n’effectuaient presque jamais le pèlerinage de la Mecque et buvaient de l’alcool. Tout au long du règne ottoman, l’Empire avait tout tenté pour forcer les alaouites à devenir de «pieux musulmans» en leur bâtissant des mosquées. Mais ces lieux de culte restaient vides et s’écroulaient avec le temps, car les membres de la communauté préféraient se rencontrer dans la «maison de la réunion» (Bayt al-Ijtimaa) pour discuter des difficultés de la vie et non de la religion. Ibn Batouta, célèbre voyageur arabe originaire du Maroc, qui a arpenté une grande partie de l’Asie et de l’Afrique, a noté après avoir visité la montagne alaouite: «Chaque village a construit une mosquée loin des maisons, dans laquelle les villageois n’entrent pas pour y rester. Ils y abritent souvent des bovins et des ânes. Souvent, un étranger qui va à la mosquée à l’appel à la prière s’entend crier: «Arrêtez de braire, votre fourrage vient». La raison de ce comportement est simple, les alaouites ne sont pas des musulmans comme les autres. C’est ce qui expliquerait le fait qu’ils célèbrent presque toutes les fêtes sunnites, chiites et même certaines fêtes chrétiennes, telles que Noël, l’Epiphanie, la Sainte-Barbe et la fête de la Croix. Le docteur Ibrahim el-Dakouki, un alaouite vivant à Erbil et auteur du livre Les alaouites, représentent-ils une nouvelle religion ou bien une nouvelle secte politique?, explique que les Nusayris ont fondé leur croyance en se basant sur le sunnisme et le chiisme, mais aussi sur le christianisme. Il ajoute: «La communauté tient avant tout au comportement et à l’attitude de l’imam Ali. En d’autres termes, elle vénère l’honnêteté, la tolérance et le respect d’autrui». En réalité, la place dont Ali jouit est beaucoup plus importante que ne veut l’avouer le docteur Dakouki, car, selon les alaouites, les douze imams descendants du prophète Mohammad, en tête desquels se trouve l’imam Ali, sont dotés d’un statut beaucoup plus important que celui du Prophète lui-même. Ce dernier est certes respecté, mais c’est un humain qui peut commettre des erreurs. Selon leur croyance, il n’a de la divinité que le nom (ism). Ali, par contre, n’est pas un humain comme les autres, il est l’essence (ma’ana), jouissant même de caractéristiques divines. Sayyid Hünkar Hadji Bektaş Veli, un des cheikhs vénérés installé sur la côte méditerranéenne syrienne au milieu du XIVe siècle, considère qu’il ne faut pas que les alaouites fassent des distinctions entre les religions et les sectes. En d’autres termes, le fanatisme religieux ne devrait pas avoir sa place dans cette communauté basée non sur une idéologie religieuse forte, mais plutôt sur un sentiment d’unité. Pourtant, dans son livre La Syrie du général Assad, Daniel le Gac écrit: «Riche ou pauvre, notable ou artisan, cheikh ou fellah, l’alaouite, même s’il mène une vie quotidienne apparemment identique à celle d’un sunnite ou d’un chrétien placé dans des conditions similaires, est un autre homme séparé de ses compatriotes par une de ces frontières invisibles. Convaincu plus ou moins inconsciemment d’appartenir à un peuple méprisé pour avoir été longtemps persécuté, l’alaouite aurait le sentiment d’être promis à un avenir merveilleux, d’être en quelque sorte élu».
Origines différentes
Reste à éclaircir un point important: les alaouites syriens ne sont pas liés à ceux de la Turquie, bien que les deux communautés partagent une même vénération pour l’imam Ali. Les deux ont des origines différentes. Les Syriens sont les disciples d’Abou Choueib Muhammad Ibn Nusayr el-Basri el-Namîri el-Abdi, qui a vécu au IXe siècle, alors que les Turcs suivent la secte des Kizilbash, née au XVIe siècle en Azerbaïdjan, avant de conquérir les régions sud de l’Anatolie.
Le régime baasiste impose un secret absolu sur le nombre exact des alaouites en Syrie, il est toutefois estimé à 12% de la population, tandis qu’en Turquie ils représentent 20%. Mais les Nusayris de Syrie, jugés infidèles par les sultans, ont connu des vagues de persécutions sous le règne des mamelouks et sous l’Empire ottoman. Au XIVe siècle, Ibn Taïmiyya, connu pour ses attaques contre les chiites et son fanatisme religieux, condamnait les alaouites en les qualifiant de non-musulmans. «La guerre sainte est légitime et agréable à Dieu, contre ces adhérents au sens caché, plus infidèles que les juifs et les chrétiens et même que bien des idolâtres». C’est ce qui explique que les alaouites se soient réfugiés dans les montagnes difficiles d’accès des côtes méditerranéennes pour se protéger contre d’éventuelles invasions. Ils y vécurent sous les Ottomans dans des conditions très dures et ne reprirent espoir que sous le mandat français, allant même jusqu’à croire à un Etat indépendant. Une tentative qui échoua et qui leur portera préjudice auprès des sunnites syriens. Entre-temps, les membres de la communauté qui vivaient, depuis de longs siècles dans des conditions économiques et sociales très difficiles, furent forcés de placer leurs jeunes filles dans les maisons des familles aisées sunnites à Alep, Homs et Damas, pendant que les hommes travaillaient la terre des autres musulmans. Leur montagne était complètement délaissée par le nouvel Etat syrien d’après l’indépendance, alors que très peu de garçons avaient accès à l’éducation.
A la conquête du pouvoir
Le jeune Hafez el-Assad devait faire, chaque jour, de longs kilomètres de marche pour assister aux cours dans une école secondaire de Lattaquié. Même instruits, les institutions de l’Etat et les fonctions gouvernementales leur étaient toujours interdites. Ce n’est qu’avec la montée du nationalisme arabe, après la guerre de Palestine et la création de l’Etat d’Israël en 1948, qu’ils réussiront à surpasser ce handicap. Pendant les quinze années suivantes, les jeunes alaouites avaient une priorité: intégrer l’armée, la police et le parti Baas. Cette formation politique vit le jour sous l’impulsion de l’un des leurs. Zeki el-Arzouzi créa, en 1940, le Parti Baas arabe, formation laïque restée marginale jusqu’à sa résurrection quelques années plus tard (1947) grâce à Michel Aflaq et Salaheddine Bitar sous le nom du Parti Baas arabe socialiste, qui prendra le pouvoir le 8 mars 1963 et ne le relâchera plus. Une période qui connut une guerre fratricide entre les leaders alaouites, jusqu’à la victoire du courant de Hafez el-Assad, qui initiera le Mouvement de redressement, en 1970. Le ministre de la Défense décide alors de devenir président de la République, une idée jusqu’alors inimaginable, la Constitution syrienne stipulant clairement que le président de la République devait être musulman sunnite. Assad a alors une idée ingénieuse: demander à son ami, le leader de la communauté chiite au Liban, l’imam Moussa Sadr, d’émettre une fatwa assurant que les alaouites étaient musulmans. Ce sera fait, en août 1973, au cours d’une cérémonie grandiose à Tripoli, permettant ainsi à Assad, nommé président de la République, en 1971, de légitimer sa prise du pouvoir malgré les vives protestations des Frères musulmans.
La théorie du complot
Cette ascension fulgurante a ouvert la voie à des théories de complot et les alaouites furent accusés d’avoir planifié de longue date la prise du pouvoir. Annie Laurent, spécialiste de la Syrie et du Liban, écrit: «Déterminés à prendre leur revanche après l’échec d’un chef rebelle, Sulayman Murshid, les alaouites mirent en œuvre une stratégie de mise en place de cellules dans l’armée et dans le parti Baas, ce qui leur permit de gagner le pouvoir à Damas. L’ascension alaouite commence en 1959, année où le Comité militaire du parti Baas est formé. Pourquoi les dirigeants de ce groupe ont-ils gardé secrète son existence? Ceci laisse penser que le Comité militaire, depuis le début, avait un programme lié à la communauté alaouite».
Le berceau territorial de la communauté alaouite, longtemps sous-développé, devient ainsi le vivier des hommes forts du nouveau régime, créant des tensions sectaires, cause principale de la lutte armée opposant les nouveaux hommes forts du pays aux Frères musulmans dès le milieu des années 70. Les alaouites protégeaient leurs nouveaux acquis, alors que les sunnites tentaient de reprendre le pouvoir, leur droit légitime selon eux, puisque majoritaires. L’écrasement des Ikhwan à Hama au début des années 80 a, en quelque sorte, imposé une trêve forcée jusqu’au déclenchement du Printemps arabe en 2011. C’est ce qui explique que les alaouites et les autres minorités syriennes n’aient pas rejoint le soulèvement populaire et que la révolte syrienne ait pris un tournant différent des soulèvements tunisien et égyptien. Résultat, la communauté nusayrie s’est soudée derrière son chef, le président Bachar el-Assad, pendant que les sunnites du régime prenaient la fuite l’un après l’autre, ôtant au pouvoir toute légitimité en dehors de la communauté alaouite. C’est ainsi que Manaf et Moustafa Tlass suivirent Abdel-Halim Khaddam, pendant que le fils du général Hekmat Chéhabi démissionnait de ses fonctions de consul de Syrie à Los Angeles. Pire encore, le Premier ministre Riad Hejab fuit Damas deux mois seulement après sa nomination. Du jamais vu. La crise syrienne est donc, avant tout, le résultat du pouvoir absolu imposé par les alaouites sur le Pays des Omeyades pendant plus de cinquante ans. L’annonce par le Premier ministre l’islamiste turc au pouvoir, Recep Tayyip Erdogan, qui se présente comme le gardien de l’héritage ottoman, de son intention de prier dans la mosquée des Omeyades à Damas après le renversement du régime de Bachar el-Assad, est symbolique. Les Nusayris le savent bien: s’ils perdent le pouvoir, ils devront se replier dans leur montagne et subir pendant des années, voire des décennies, la foudre des sunnites qui voudront régler leurs comptes avec eux. Un scénario catastrophe pour cette communauté minoritaire qui rend toute résolution pacifique de la crise syrienne quasi impossible.
Walid Raad
Salman el-Farisi
Salman el-Farisi est l’un des compagnons de Mahomet qui, contrairement aux autres Sahaba et Ansar, n’était pas d’origine arabe mais perse. Il s’était converti, dès son plus jeune âge, au christianisme mais fut kidnappé par une tribu arabe et vendu en esclave à une famille de Medina, la ville où il rencontrera le Prophète qui l’affranchira. Devenu l’un de ses plus fidèles disciples, il est nommé par lui premier imam de l’islam après son idée ingénieuse de creuser un fossé pour protéger les musulmans de Médine des dix mille soldats envoyés par Qoreish pour mettre fin au mouvement politico-religieux initié par Mahomet. Il réussit à bâtir une relation privilégiée avec Ali, devenant ainsi son confident, mais mourut sous le règne d’Othman et fut enterré en Irak. Deux cents ans après sa mort, les alaouites firent de lui leur idole, le considérant comme la porte de vérité. Il représente, pour eux, une autre version de l’ange Gabriel et une expression de la sainte Trinité. Leur serment d’allégeance est sans équivoque: «Certes, j’atteste qu’il n’y a pas de Dieu si ce n’est Ali Ibn Abi Talib au front chauve, l’adorable, qu’il n’y a point de Voile si ce n’est le seigneur Mohammad, le loué, et point de Porte si ce n’est le seigneur Salman el-Farisi, l’objet des désirs».
Le père fondateur
Abou Chouaib Muhammad Ibn Nusayr el-Basri el-Namîri el-Abdi, né à Bassora au IXe siècle. Durant sa vie, il a connu trois des douze imams chiites, Ali el-Hadi, Al-Hassan el-Askari et Al-Imam el-Mehdi, respectivement les dixième, onzième et douzième imams. Les détracteurs des alaouites accusent le fondateur d’avoir prétendu être un prophète, bien que le Coran affirme que Mahomet était le dernier des prophètes envoyés de Dieu sur terre. Cependant, une chose est sûre, Ibn Nusayr a bel et bien considéré que les 12 imams portaient des traits divins et il s’est présenté comme le successeur légitime de l’imam Hassan el-Askari. Il prétend aussi que le onzième imam lui fit sur son lit de mort une nouvelle révélation sur la base de la doctrine alaouite. Des faits qui sont en réalité impossibles à vérifier. Lui succéda à sa mort comme chef de file de la nouvelle secte Mohammad Ibn Jandab, qui ne contribua pas vraiment à l’évolution des croyances alaouites. Reste que le successeur de ce dernier, Abou Mohammad Abdallah el-Jannan el-Junbulani, mieux connu sous le nom d’al-Zahed, joua un rôle prépondérant dans l’expansion de ces nouvelles idées après son voyage en Egypte. Les chefs qui suivirent prirent la Syrie et, plus précisément, la région de Tartous pour QG, après l’extermination des alaouites d’Irak à la suite de l’invasion du chef mongole Hollókö.
Les meilleurs postes aux alaouites
Une fois au pouvoir, les alaouites se sont empressés de contrôler tous les postes de l’Etat, accordant une priorité absolue aux services de sécurité et à l’armée. Résultat, les alaouites qui représentent 12% de la population, occupent 40% des postes militaires. La famille Assad n’a jamais accordé sa confiance absolue même à ses plus fidèles compagnons sunnites, préférant les surveiller de près en plaçant toujours à proximité de ces généraux, ministres ou même vice-président des figures alaouites. Et si, avec Hafez el-Assad, des responsables sunnites tels Khaddam, Chéhabi ou Tlass eurent des rôles plus ou moins importants, reste que sous la présidence de son fils, il n’y a pas eu de figures sunnites importantes car le nouveau président et son frère ont préféré ne pas prendre de risques. Résultat, les postes de ministre de la Défense et chef d’état-major de l’armée, longtemps occupés par des officiers sunnites, furent perdus au profit de généraux alaouites ou chrétiens. Les bazars aleppins et Damascènes, furent pendant longtemps des alliés de taille du père comme le note d’ailleurs Fabrice Balanche dans son livre La région alaouite et le pouvoir syrien, «les alaouites jouissent d’un accès privilégié à l’emploi et aux postes de direction dans le secteur public, industriel, dans l’administration et dans l’armée. L’économie privée en revanche leur reste peu ouverte», Cependant, sous le régime du fils, cette équation fut bouleversée au profit du cousin de Bachar el-Assad, Rami Makhlouf, qui bâtit en quelques années la plus grande fortune du pays.
Les alaouites dans l’économie
La communauté alaouite du Liban n’a jamais vraiment eu un rôle actif dans la vie politique, et ce n’est qu’après les accords de Taëf que les alaouites ont obtenu deux sièges au Parlement. Une situation qui a duré jusqu’à l’assassinat de Rafic Hariri et les élections de 2005. Aucun ministre alaouite n’a jamais été nominé et la communauté a toujours été absente des institutions d’Etat. Le nombre de ses membres n’est pas connu avec précision, mais les analystes considèrent qu’il existe près de cent mille alaouites au Liban, notamment dans les régions de Jabal Mohsen, dans certains villages du Akkar… et dans le village de Ghajar, occupé par Israël.
Une puissance économique
Les alaouites ont subi les mêmes changements que le reste de la population locale, se transformant en communauté majoritairement urbaine. Depuis la prise du pouvoir de Hafez el-Assad, ils se sont déplacés vers Damas et les autres principales villes du pays pour intégrer l’armée, la police et les autres institutions de l’Etat. Résultat: 80% des membres de la communauté vivent dans les villes et travaillent dans le secteur public. Mais s’ils ont des emplois, cela ne veut pas dire que tous les alaouites sont riches puisque les rémunérations dans la fonction publique sont très modestes. La deuxième génération, quant à elle, plus éduquée que la première, a décidé de se lancer dans le secteur privé jusqu’alors monopolisé par les commerçants sunnites. Rami Makhlouf en est le visage le plus connu.
Le régime de Bachar el-Assad a ainsi tout fait pour encourager et soutenir les petits et moyens entrepreneurs alaouites. Mais comme le note Fabrice Balanche, «le gouvernement a distribué des prêts pour la création d’entreprises, mais les sociétés de taxis, les ateliers de confection, les magasins de téléphones portables, les élevages agricoles, etc. qui se multiplièrent en quelques mois firent faillite. La majorité des prêts avaient été détournés dans le secteur immobilier, mais faute de remboursement, les immeubles furent confisqués par l’Etat, accentuant la misère et le mécontentement».