Au début du mandat du président Camille Chamoun, le pays vivait une ère nouvelle sous le signe d’une unité nationale fragile. La révolution blanche, qui avait poussé le président Béchara el-Khoury à la démission, avait divisé les maronites, alors que les musulmans affichaient des positions mitigées à l’égard du nouveau chef de l’Etat.
En novembre 1953, l’abolition du confessionnalisme est débattue au Parlement au cours d’une séance houleuse. Une affaire connue sous le titre de «Moslem Lebanon today» suscite une véritable tension confessionnelle. Tout avait commencé le 19 novembre 1953 lorsqu’une brochure sous le titre «Moslem Lebanon today» est distribuée dans les rues. Aussitôt, les réactions fusent. Les milieux chrétiens protestent vivement contre la teneur de cette brochure. Les autorités la font saisir et annoncent des mesures contre ses auteurs. La rue se calme et les appels à la grève générale à la demande de Pierre Gemayel n’aboutissent pas. Cependant, les Phalanges se portent partie civile. L’affaire est devant la justice.
Le document, rédigé en anglais, est attribué d’abord à des organismes et à des politiciens musulmans. L’enquête permet de découvrir l’auteur de cette brochure qui fait rage. Il s’agit d’un orientaliste américain du nom de Bruce Condé, inscrit à l’Université américaine de Beyrouth. Il avait fait imprimer le document à l’imprimerie Imad el-Solh, à l’insu de ce dernier. Pendant des semaines, l’affaire occupe la scène libanaise. Les relations entre les différentes factions du pays sont tendues. Le confessionnalisme bat son plein. Le 12 décembre, le parti des Najjadé dénonce cette brochure. Le calme revient peu à peu.
Condé arrêté
Bruce Condé avait quitté le Liban pour le Yémen. Rentré quelque temps plus tard, il est arrêté par les autorités vers la mi-janvier 1954. Ses aveux font rebondir l’affaire. Il affirme qu’il n’a fait que traduire un texte arabe rédigé par le Dr Mustapha Khalidy, chez qui la brochure a été réalisée, et qu’il l’a fait à sa demande.
Le 9 février 1954, le parquet ordonne l’arrestation de Dr Khalidy. Vu la personnalité de l’accusé, le juge d’instruction refuse de délivrer un mandat d’arrêt. L’affaire connaît certains remous mais, après différents contacts, elle prend un cours normal. Le 25 novembre 1954, le Dr Khalidy est condamné à trois mois de prison avec sursis. L’affaire est close.
Bruce Condé ou Bruce Alsono Bourbon de Condé, qui avait porté les accusations contre le Dr Khalidy, est un Américain, né à San Juan Capistrano, en Californie en 1913. Il se bat en Europe dans l’armée américaine, participe à l’occupation militaire du Japon et aux combats en Afrique durant la Deuxième Guerre mondiale. Quand il quitte l’armée américaine, on lui accorde une bourse d’études. Il choisit d’étudier la langue arabe à l’AUB. Il parle couramment l’anglais, le français et l’espagnol. Il vient à Beyrouth, mais rêve de découvrir le Yémen qu’il a connu à travers les écritures d’Amine Rihani, publiées en Amérique.
Quand il était plus jeune, il aimait collectionner les timbres. Il avait écrit au roi yéménite pour demander des timbres pour sa collection. La réponse lui vint du fils du roi, Mohammad el-Badr. Une longue correspondance s’établit entre les deux hommes. Il est invité à visiter le Yémen. Il se convertit à l’islam en 1958 et se voit attribuer la nationalité et un passeport yéménites. Il porte alors le nom d’Abdel Rahman el-Kindi. Mais après des différends avec le ministre des Communications, il est accusé d’espionnage et expulsé du pays sans passeport. Privé de titres de voyage, il passe trois semaines à l’aéroport du Caire avant de revenir à Beyrouth, en 1960, et devient correspondant du Linn’s Stamp News.
Arlette Kassas
Un globe-trotter
Après avoir été entendu à Beyrouth sur l’affaire «Moslem Lebanon Today», Bruce Condé passe quelque temps au Liban. Entré en contact avec l’émirat de Sharja, il se voit attribuer un passeport de ce pays. En 1962, il retourne au Yémen après le coup d’Etat contre le roi et y demeure durant la guerre civile yéménite. Il retourne à Beyrouth avant de se rendre en Espagne, et finalement au Maroc en 1980. Une nouvelle fois, sans titres de voyage, il ne peut pas quitter le Maroc où il décède en 1992. Les informations citées dans cet article sont tirées d’articles sur Internet et du Mémorial du Liban: le mandat Camille Chamoun de Joseph Chami.