La prise de contact entre Michel Aoun et Samir Geagea pave la voie à la formation historique d’un front commun à l’ensemble des partis chrétiens, ce qui renforce considérablement les chances de la proposition orthodoxe. Mais, à quelques jours de la séance décisive du 15 mai prochain, ceux qui s’y opposent étudient la riposte.
La semaine dernière, le leader du Courant patriotique libre (CPL) a prévenu: «Le flou entretenu ces dernières semaines par l’ensemble des forces politiques n’a que trop duré. Fini les paroles, place aux actes». Place à la politique. Principal opposant à une prorogation du mandat du Parlement, qui ouvrirait la porte à une reconduction du président Michel Sleiman, Michel Aoun avait tout intérêt à bouger et à être le premier à lancer la machine des concertations. Conformément à sa doctrine sur le sujet – «les chrétiens doivent recouvrir le droit de désigner par leurs seules voix leurs représentants» – le maître de Rabié a repris langue avec le seigneur de Mehrab, Samir Geagea. Le dernier contact remontait à deux ans: symbole de l’importance que constitue pour Aoun le dossier de la loi électorale. Il n’en démord pas. Malgré les messages distillés dans la presse faisant état de la gêne et des réticences des partis chrétiens du 14 mars, ces derniers se sont prononcés en faveur de la proposition orthodoxe au sein de la sous-Commission. Plus profondément, le général est animé par l’opportunité historique que constituerait une loi électorale édictée par les chrétiens.
Ferzli, au secours de sa proposition
Le contact téléphonique a été qualifié par les deux parties d’extrêmement positif. Leurs leaders se sont accordés sur la nécessité de trouver une solution avant la date fatidique du 15 mai. Le contact est noué, la volonté d’une entente est entérinée. Reste à désigner la loi qui sera brandie par les partis chrétiens au Parlement. Au cours de leur entretien, alors que Aoun a réaffirmé son soutien à la proposition orthodoxe, Samir Geagea a expliqué que son parti travaillait avec le Courant du futur à l’élaboration d’une loi mixte, inspirée de celle proposée par Nabih Berry. Une façon pour le leader des FL d’assurer le minimum syndical. Après tout, il existe une alliance politique. Mais Michel Aoun a senti l’ouverture. Alors, pour transformer l’essai, il a proposé d’envoyer à Mehrab l’ancien vice-président du Parlement Elie Ferzli, le promoteur de la proposition orthodoxe en personne. Une façon de conduire le leader des Forces libanaises à exprimer sa position finale sur la question. Geagea accepte l’idée sans broncher.
Les deux hommes se rencontrent le lendemain. «Une rencontre positive», décrit Elie Ferzli qui a exposé point par point à son interlocuteur les arguments étayant les avantages de sa proposition. La liberté, la souveraineté et l’indépendance du choix chrétien. Un discours qui parle à Samir Geagea. Mais le leader des Forces libanaises lui répond que c’est en gardant à l’esprit tous ses principes qu’il étudie avec le grand parti sunnite une mouture hybride et consensuelle. A Rabié, Michel Aoun s’impatiente. Il refuse de laisser filer l’opportunité pour des calculs d’épicier, mais il est conscient du dilemme du leader des FL. Toute la stratégie est tributaire de son accord. Pour lui montrer qu’il est prêt à de grandes concessions, Aoun dépêche deux jours plus tard Gebran Bassil. Le symbole du rapprochement entre les ennemis de la guerre rayonne. Le ministre de l’Energie est accompagné d’Elie Ferzli, Samir Geagea de Georges Adwan et d’Elie Keyrouz. Samir Geagea a fait son choix: si la proposition orthodoxe venait à être soumise au vote, son bloc parlementaire s’exprimerait en sa faveur.
Certaines sources expliquent même que la rencontre a ouvert la voie à des accords électoraux, qui pourraient prendre la forme de désistement dans certaines circonscriptions. Puisque l’on organise des élections, autant les préparer (encadré).
Consensus, temps écoulé
Il s’est très clairement dessiné une volonté chrétienne de faire entendre sa voix au-delà des divergences politiques et du jeu des alliances. Tout ceci s’est déroulé comme si Béchara Raï était au Liban. D’Amérique du Sud, actant l’absence d’accord sur une loi consensuelle, le patriarche a pris le taureau par les cornes, orchestrant de main de maître le rapprochement interchrétien. Deux évêques ont été dépêchés. Le vicaire patriarcal Mgr Samir Mazloum a rencontré l’ensemble des leaders chrétiens en l’espace de quelques jours. Sa mission? Les pousser à réactiver les contacts entre eux et à s’entendre. Mission visiblement accomplie. Le chef de l’Eglise maronite lui a même demandé de présider une réunion des leaders au siège patriarcal si cela était nécessaire.
Deuxième prélat mobilisé, l’archevêque de Beyrouth Boulos Matar, dépêché auprès des cadres du Courant du futur et de Walid Joumblatt pour évaluer l’avancement des travaux sur la proposition hybride. Bkerké a, jusqu’au bout, multiplié les contacts pour arriver à une loi acceptable par tous.
Les deux plus farouches opposants à la proposition orthodoxe n’ont pas digéré le rapprochement entre Aoun et Geagea. Une rencontre a réuni le prélat beyrouthin et le chef du bloc parlementaire Fouad Siniora, accompagné de Mohammad Chatah, Daoud Sayegh et Ahmad Fatfat. D’après le député, «Matar a expliqué que la loi de 1960 et la proposition orthodoxe étaient contestables». Mieux, il déclare même que l’évêque s’est prononcé en faveur d’un découpage électoral qui réserverait 26 circonscriptions au scrutin majoritaire et entre six et onze circonscriptions à la proportionnelle. Des déclarations réfutées par Boulos Matar qui nie avoir tenu de tels propos.
L’archevêque de Beyrouth a également rencontré le président Sleiman puis le leader du Parti socialiste progressiste (PSP) Walid Joumblatt et ses représentants qui ont réitéré leurs prises de position sur le dossier. Selon des sources proches de Baabda, le chef de l’Etat aurait très nettement infléchi son opinion sur
l’anticonstitutionnalité de la proposition orthodoxe après consultation d’experts légaux.
Les scénarios possibles
Ajoutons le fait que Saad Hariri ait récemment expliqué qu’il participerait à des élections «même sous l’égide de la loi orthodoxe». Nabih Berry a, lui aussi, défini ses positions. Après avoir notamment reçu Elie Ferzli et Boulos Matar, le président du Parlement a fixé à 11 heures tapantes le début de la séance du 15 mai. Dans la presse quotidienne, Berry est explicite: «Du 15 au 18 mai, et en l’absence d’une loi consensuelle, le Parlement sera convié à choisir entre les lois qui sont à sa disposition, à savoir la proposition orthodoxe et la loi de 1960». Et il ajoute: «Entre les deux, je préfère la première car elle préconise un scrutin à la proportionnelle».
Les opposants à la loi orthodoxe n’ont plus le destin de la loi électorale entre leurs mains. Ils ont espéré que Berry refuserait de convier le Parlement à une session parlementaire qui proposerait la loi orthodoxe au vote. Ils peuvent également croire qu’en se retirant des bancs de l’Assemblée au moment du vote, les députés sunnites et druzes le conduisent à suspendre la séance. Les élus du Courant du futur et du PSP peuvent espérer que les chrétiens proches du 14 mars ou des députés en froid avec leur camp d’origine finissent au dernier moment par voter contre la proposition orthodoxe qui n’obtiendrait pas la majorité des voix.
Dans l’hypothèse où la proposition sautait, Nabih Berry serait contraint de passer au vote la loi de 1960. Là, les opposants à «l’orthodoxe» sauvent l’essentiel. Si ceux qui veulent que les élections aient lieu, comme le CPL, la votent, la loi peut passer. Si l’inverse devait se produire, alors les députés de l’Assemblée se verraient obligés de proposer la prorogation de leur mandat. Et là, une tout autre dynamique politique s’enclencherait. Mais Elie Ferzli a prévenu: «Si prorogation il devait y avoir, elle ne saurait être que d’ordre technique».
Le travail de fond du patriarche Raï et la main tendue de Michel Aoun ont rendu inconcevable une issue qui serait défavorable à l’ensemble des grands partis chrétiens.
Julien Abi Ramia
Batroun, au cœur de la bataille
Il n’y a pas de hasard en politique. Si l’élection devait avoir lieu, Batroun serait sans doute l’une des circonscriptions les plus disputées. S’y affronteraient deux mastodontes, Boutros Harb et Gebran Bassil, avec, en deuxième rideau, les machines électorales des Forces libanaises et des Marada. A la faveur des contacts interchrétiens de la semaine, les deux hommes étaient au cœur de l’actualité. En pleine lumière, le ministre de l’Energie, auréolé de sa rencontre historique avec Samir Geagea, le rival de toujours, venu discuter de la grande cause chrétienne. En contre-champ, le député indépendant du 14 mars qui, depuis la première réunion du Rassemblement des «chrétiens indépendants» et le vote des FL et des Kataëb en sous-Commission, n’arrive pas à obtenir de rendez-vous à Mehrab.
Dans la même veine, la rencontre à Bickfaya entre Sleiman Frangié et le député Sami Gemayel. Le leader des Marada, membre du bloc parlementaire du Changement et de la Réforme, reproche depuis plusieurs semaines aux grands pontes du 8 mars, et plus particulièrement à Gebran Bassil, d’être écarté des prises de décision.
Ces petites piques préfigurent-elles un renversement d’alliances à Batroun et dans le Nord chrétien en général?