Le Liban titubant dans le flot des législatives pour l’année 2013, l’Université Antonine a profité de cette atmosphère mouvementée pour organiser les jeudi 23 et vendredi 24 mai un colloque intitulé Médias et élections: les campagnes électorales au prisme des technologies de l’information et de la communication.
«[Elections]: lutte d’intérêts déguisés en débat de grands principes». C’est dans ce sens que Daniela Roventa-Frumusani a tenté d’analyser les mots et les chiffres, l’émotion et l’argumentation dans le discours politique médiatisé. Adoptant ainsi une approche socio-sémiotique, Daniela Roventa-Frumusani explique que, de nos jours, les chiffres ont colonisé le politique sous toutes ses formes. Que permet le langage des chiffres de dire ou de taire? Quelles sont ses propriétés? Quels sont ses rapports aux valeurs et aux passions? La directrice du Département de communication et d’anthropologie culturelle de l’Université de Bucarest affirme que les discours politiques ne pouvant porter sur les chiffres, ils se construisent toutefois à partir et au moyen de ces derniers. Les chiffres sont de ce fait mis au service de la dimension rhétorique et argumentative des discours politiques. L’ethos prend ici toute sa place. S’appropriant ainsi la puissance des chiffres, les politiciens se transforment en locuteurs donnant une image de rigueur, de sérieux, de maîtrise de soi et du monde. Aussi, en ponctuant leurs discours par une série de dates historiques, les orateurs «du monde» pensent-ils légitimer leur Parole. Or, plutôt que de viser l’exactitude, les chiffres se mettent parfois au service d’une expression hyperbolique, qui fait dériver le récepteur vers le trop, vers «l’infiniment grand». «Acte d’autorité» et «acte autorisé», le chiffre, cette «expression d’une froide rationalité», devient le véhicule privilégié de l’émotion. C’est donc plus le pathos (et l’ethos) que le logos, en d’autres termes, plus le sentiment que la raison, qui sont les destinataires de l’argument par le nombre.
L’opium du peuple
L’utilisation des chiffres en tant qu’argument décisif au sein des discours politiques n’est pas sans considérer les effets de cadrage et d’amorçage que les médias transmettent conditionnant ainsi le choix des électeurs. «Nous assistons aujourd’hui à une guerre médiatique entre deux grands partis libanais sur ce qu’on appelle communément le projet de loi orthodoxe», exprime le Dr Mirna Abou Zeid, doyenne de la faculté de la publicité et des médias. A la question de savoir comment est-ce que les médias ont-ils présenté à l’opinion publique cette proposition de loi, le Dr Abou Zeid divise la prise de position médiatique en deux parties: celle qui considère d’une part que le projet du Rassemblement orthodoxe assure une meilleure représentativité chrétienne, et celle qui, d’autre part, estime que cette proposition va à l’encontre du principe de l’unité nationale, entraînant le pays vers plus de confessionnalisme et de communautarisme. Analyser le discours médiatique permet, selon le Dr Abou Zeid, de dégager la ligne directionnelle de chaque organe.
Les spin-doctors
De son côté, le Dr Marc Litz confirme l’idée selon laquelle «derrière tout homme politique son conseiller politique», et nous donne l’exemple de Jacques Pilhan, publicitaire et ancien conseiller en communication politique des présidents François Mitterrand et Jacques Chirac. Conserver et maîtriser l’initiative de la communication, utiliser des images ou des vidéos façonnées pour appuyer le message, créer des centres d’opération où toutes les informations sont rassemblées (cf. la War Room de James Carville) et influencer des journalistes et des reporters «embedded», telles sont les méthodes utilisées par les spin-doctors pour modeler les esprits.
Ouvrage portant sur les techniques de manipulation des masses par la propagande de Serge Tchakhotine, Le viol des foules par la propagande politique a servi à Charbel Maroun de référence pour élucider le problème de l’impact des médias sur les électeurs. Militant engagé contre la propagande hitlérienne en Allemagne pendant la montée du nazisme, Serge Tchakhotine montre dans son œuvre que l’essentiel dans la propagande rationnelle est le «plan de campagne» qui comporte: «la différenciation des groupes d’individus à influencer, l’établissement des buts psychologiques à atteindre chez les éléments de chaque groupe, la création d’organes pour réaliser l’action vers ses buts, la création, par ces organes, des formes d’action propagandiste, la distribution des actions dans l’espace et dans le temps, la coordination de ces actions et finalement le contrôle de la campagne». Ainsi, les médias injecteraient directement, telle une seringue, des idées et des attitudes à des individus atomisés et vulnérables: c’est la théorie de la «seringue hypodermique» que Maroun reprend dans son discours.
Un contrôle incontrôlable
«L’histoire de [tout le Liban] jusqu’à nos jours n’a été que l’histoire de luttes de [pouvoir]». Pour cause: «la [mauvaise] réglementation de la campagne électorale, entre cadre juridique incomplet et règles non respectées», comme l’exprime clairement Paul Khalifeh, rédacteur en chef de Magazine dans l’intitulé de son intervention. Se prononçant sur le travail et sur la mission de la Commission de supervision de la loi électorale, Khalifeh élabore ses différentes responsabilités et prérogatives qui figurent dans l’article 19 de la loi électorale numéro 25 du 8 octobre 2008. «Dotée de ces outils juridiques, la Commission de supervision s’est employée, en collaboration avec le Conseil national de l’audiovisuel (CNA) et les directeurs des rédactions des médias audiovisuels, à «dégager des critères exécutoires, en harmonie avec les dispositions des textes de loi, en matière de couverture médiatique de la campagne électorale», confie-t-il. C’est dans ce sens que, pour vérifier que les différents concepts ont été assimilés, le contenu des médias a été, pendant une semaine, surveillé, des infractions ayant été identifiées et datées. Les médias ont par la suite pris suffisamment le temps d’étudier les rapports d’évaluation qui leur ont été transmis, ce qui a permis l’adaptation du travail aux nouvelles conditions imposées par la loi, précise Khalifeh. Censée renforcer la crédibilité du processus électoral, selon ce dernier, la réglementation de la campagne électorale devrait refléter le plus fidèlement possible le choix des électeurs. Mais lorsque «l’obligation de silence est bafouée et ignorée» de la part des médias qui cherchent à soumettre les électeurs pendant cette période de silence à «des publicités électorales agressives et intensives», lorsque la Commission se trouve impuissante face aux flots d’argent «invisible» qui coulent de manière illégale, il est douteux que les élections législatives puissent se dérouler en bonne et due forme.
Natasha Metni