Le 7 juin dernier, aux premières lueurs du jour, une levée de boucliers s’organise spontanément devant les grilles du Jardin des Jésuites à Geïtaoui. Hors de question pour les habitants du quartier de laisser leur espace vert à la merci des volontés de la municipalité de Beyrouth, décidée à doter le jardin d’un parking souterrain de quelque 700 places.
Dans les allées du Jardin des Jésuites à Geïtaoui, chacun a ses petites habitudes et parfois même une place attitrée. Lieu de rencontre intergénérationnelle, ce dernier, adulé par tous, fait aujourd’hui partie intégrante de la vie de quartier, de plus en plus rare dans le reste de la capitale libanaise faute d’espaces publics.
Rare endroit dans Beyrouth qui permet pareille démonstration de vie. Alors que la balançoire du square entonne un leitmotiv aigu, d’intensité proportionnelle à la joie des enfants, les plus vieux ne sont pas en reste, radio portatif sous le bras. Sur les bancs, des mères papotent ensemble, surveillant leurs bambins s’amusant dans le bac à sable; d’autres lisent des romans empruntés à la bibliothèque Assabil, présente dans l’enceinte du jardin, ou encore, des amis de longue date discutant de l’actualité. Enfin, aujourd’hui, dans les allées du parc, ce sont surtout les oreilles des responsables de la municipalité de Beyrouth qui doivent siffler. «Ils veulent construire un parking de 700 places à quatre niveaux, vous imaginez!», réagit un jeune père. «Il y a des vestiges, une librairie municipale, des vieux qui ne veulent pas aller en maison de retraite, des jeunes qui se dépensent… Et ils veulent nous enlever cet endroit? Ce jardin a été créé, qu’il demeure! Comment comptent-ils refaire un jardin en surface? Ont-ils fait une étude géologique pour se lancer dans ce genre de projets? On n’a jamais vu ça nulle part ailleurs», poursuit-il.
Justement, le 7 juin dernier, alors que quelques sportifs matinaux enchaînent les tours de jardin, des ouvriers arrivent pour prendre des mesures et retirer les portes de l’enceinte afin de permettre le forage et obtenir différents échantillons de terre. «Nous devions être une dizaine, se souvient Elie Samaha. L’information a circulé et nous avons décidé de leur bloquer l’entrée. Puis les passants sont venus aux nouvelles, gonflant les rangs des contestataires. Le garde a essayé de nous repousser, les gendarmes nous ont gentiment demandé de partir. Mais grâce à nos mobiles, nous avions fait passer le message et de nombreux habitants du quartier sont venus à la rescousse». Les ouvriers abdiquent et partent. Mais le répit semble être de courte durée et tout le monde ici l’a compris, car la municipalité semble bien décidée à aller jusqu’au bout. Selon Rachid Achkar, représentant du Comité du transport au conseil municipal de Beyrouth, le projet proposé vise à faciliter la vie des riverains et non à leur empoisonner l’existence. «Le parking du Jardin des Jésuites est à vocation principalement résidentielle et destiné aux riverains, permettant de libérer l’espace public en surface pour une utilisation plus environnementale, à travers l’aménagement de routes internes, selon notre nouveau plan de déplacement doux et son référentiel, explique-t-il. Les routes seront ainsi aménagées pour laisser place à des trottoirs plus larges, donc un meilleur déplacement des piétons et une voie cyclable, plus respectueuse de l’environnement». Apparemment, aucune information n’avait été jusqu’alors communiquée aux habitants de Geïtaoui, incrédules et en colère face à ce projet dont les contours ne leur ont pas été expliqués. «Je ne comprends pas comment ils peuvent refaire le même jardin à l’identique, alors qu’ils vont creuser une dizaine de mètres en profondeur pour construire un parking de plusieurs niveaux, affirme Elie Samaha. Les arbres disparaîtront. Je ne vois pas comment ils nous rendront le jardin, ou sera-t-il question de plantes en pots?».
A en croire la municipalité, une hauteur d’étage complète sera dédiée au jardin et les conditions propres aux besoins des plantations seront étudiées, permettant aux arbres existants de pouvoir être replantés et continuer à pousser sans contrainte. Question pollution et augmentation du taux du dioxyde de carbone, il semble qu’aucune étude n’a été encore réalisée. Car ce détail du projet fait partie du cahier des charges du bureau d’études en cours de préparation. On constate également qu’aujourd’hui, aucun plan précis du futur aménagement n’est disponible. «750 places de parking, vous imaginez tout le gaz carbonique qui va se dégager? Au lieu d’avoir de l’oxygène, les habitants auront leurs doses supplémentaires de dioxyde de carbone, dénonce Samaha. De plus, les ruelles sont étroites. Le matin, quand tout le monde voudra aller chercher sa voiture en même temps, que se passera-t-il?». «Dans la pratique, actuellement, les gens utilisent les routes et les encombrent avec des stationnements dont certains sont complètement sauvages, répond Rachid Achkar. L’accès au parking du jardin sera étudié afin de réduire au maximum les contraintes d’exploitation et de ne pas créer de trafics routiers gênants».
Sur le plan de la préservation du patrimoine, les mosaïques et les ruines de l’église byzantine, découvertes dans la région de Zahrani, au sud du Liban et présentes sur le site, devraient être conservées dans le nouveau projet avec l’accord de la Délégation générale des Antiquités. Quant à la bibliothèque municipale, elle sera transférée temporairement en attendant que les travaux soient terminés. Des travaux qui devraient durer, selon Achkar, environ deux ans, et devraient commencer d’ici six mois, après que les études en cours soient validées.
Une semaine après l’incident du 7 juin, tout le monde en parle encore. «C’est une honte, lance Joseph Karam. Ecrivez-le dans vos journaux! Qu’est-ce qu’ils veulent faire de nous, où est-ce que nous irons?». En face de lui, Antoine Bardawil laisse également éclater sa colère. Malgré ses 74 ans, le ton de sa voix mesure sa détermination. «Ce parc est aux enfants de Rmeil, petits et grands. Ce qu’ils désirent, eux, c’est se mettre de l’argent dans les poches, dénonce-t-il. S’ils veulent fermer le jardin, nous viendrons nous asseoir dedans et nous ne les laisserons pas entrer». Car dans ce parking, tout le monde devra payer sa place, selon un système tarifaire imposé par la municipalité avec tout de même une option résidentielle prioritaire.
Mais ce dont craignent le plus les amoureux du Jardin des Jésuites, jadis cinq fois plus grand, c’est que le chantier s’arrête en plein milieu. «Je n’ai aucune confiance en la municipalité, déclare une jeune habitante du quartier. Donnez-moi l’exemple d’un seul projet qu’elle ait réussi à achever. J’ai peur qu’une fois le jardin détruit, on ne puisse plus se battre avec la même ferveur que pour préserver un parc existant. Si les travaux durent deux ans, les habitants vont oublier leurs habitudes et la nécessité de ce jardin… Donc oublieront ce qui les pousse à se battre aujourd’hui. Concernant la voie douce, je n’y crois pas».
Quant à Elie Samaha, il met en avant d’autres possibilités, notamment d’exproprier une ancienne bâtisse abandonnée pour réaliser ce parking, même si cette option serait plus chère pour la municipalité. La bataille ne fait que commencer. Chacune des deux parties semblant prête à aller jusqu’au bout.
Delphine Darmency
Encore une manif
Samedi 15 juin, des dizaines de
protestataires se sont rassemblés dans le Jardin des Jésuites pour afficher, encore une fois, leur opposition au projet de construction d’un parking souterrain sur quatre niveaux sous ce jardin. La polémique n’est qu’à son début. Affaire à suivre.