Mohammad Morsi était un président élu au suffrage universel, à l’issue d’élections sans doute entachées de nombreuses irrégularités, mais certainement plus démocratiques que celles qui étaient organisées sous l’ère de Hosni Moubarak. La «légitimité» derrière laquelle il s’est barricadé pour refuser toute concession à l’opposition est bien réelle. Cependant, il s’agissait d’une légitimité politique, à laquelle manquait une composante essentielle, la dimension populaire. La légitimité conférée par le peuple, elle, avait changé de camp depuis des mois. C’est sur cette «volonté populaire» que l’armée s’est appuyée pour destituer le président, après avoir constitué autour d’elle un large front politique et religieux, s’assurant la couverture d’al-Azhar, de l’Eglise copte, d’une partie de la mouvance islamique représentée par le parti al-Nour, de la société civile, incarnée par le mouvement «Tamarrod», et d’une grande partie de la classe politique. N’empêche que la destitution de Mohammad Morsi s’est faite par un coup d’Etat militaire. Faut-il pour autant le condamner? Rien n’est moins sûr. Car n’en déplaise aux fanatiques du «verdict des urnes», la démocratie n’est pas une fin absolue mais un moyen, un outil censé améliorer les conditions de vie des hommes. Et lorsqu’elle est utilisée pour instaurer une dictature, directe ou maquillée, religieuse de surcroît, débarrasser la société de ses effets pervers devient non pas une option, mais un devoir. N’oublions jamais que c’est par les urnes qu’Adolf Hitler est arrivé au pouvoir, en 1933.
L’erreur des Frères musulmans aura été d’avoir brûlé les étapes. Trop heureux d’avoir enfin accédé au pouvoir après 80 ans d’attente, ponctuée de longues années de persécutions et de répression, ils ont perdu une de leurs principales vertus, la patience. Ils sont tombés dans la précipitation, bousculant tout et tout le monde sur leur passage, agissant comme s’ils avaient été les seuls acteurs de la révolution du 25 janvier 2011, alors que tous savent que leur rôle était secondaire dans le renversement de Hosni Moubarak. Ils se sont lancés dans une conquête effrénée du pouvoir, ont tenté de s’emparer de tous les leviers de l’Etat et ont commencé une islamisation des institutions. Ils ont taillé une Constitution sur mesure, ont balayé d’un revers de la main les appréhensions des autres composantes du paysage politique, ont ignoré les inquiétudes des Coptes, ont essayé de noyauter la justice et tenté de marginaliser les forces armées.
S’ils avaient, entre-temps, réussi à trouver des solutions aux problèmes économiques et sociaux, le peuple leur aurait peut-être pardonné leurs tentations hégémoniques et leurs dérives autoritaires. Au contraire, la situation a empiré, la pauvreté a augmenté, les pénuries se sont généralisées et l’insécurité s’est accrue. «L’islam est la solution», martelaient les Frères musulmans. Réfugiés derrière ce slogan, ils ont calqué la politique étrangère de Hosni Moubarak, s’alignant sur les options américaines et se présentant comme un «interlocuteur crédible» pour les Israéliens. Les forts relents sectaires et confessionnels des discours de leur mentor, Youssef Qaradoui, et d’autres cheikhs extrémistes, ont encouragé les violences contre les Coptes et l’infime minorité chiite égyptienne.
Les couleuvres que l’armée égyptienne n’a pas été en mesure d’avaler sont la rupture des relations avec Damas, l’appel à l’instauration d’une zone d’exclusion aérienne au-dessus de la Syrie et l’impuissance face à la décision de l’Ethiopie de construire un immense barrage sur le Nil. Pour l’institution militaire, ces questions concernent directement la sécurité nationale du pays. L’alignement aveugle sur les pays du Golfe dans le dossier syrien transforme l’Egypte en nain politique et la prive de son rôle historique dans le monde arabe et de sa profondeur géostratégique dans le Mashreq. L’appui inconditionnel aux rebelles syriens encourage une partie de la jeunesse égyptienne à aller combattre en Syrie, ce qui risque de créer une nouvelle génération de jihadistes. Enfin, la construction unilatérale du barrage sur le Nil risque de provoquer une sécheresse et de mettre en péril la sécurité alimentaire de ce pays de 85 millions d’habitants.
Ces erreurs cumulées ont provoqué un sursaut de l’armée et de larges pans de la société qui pensent que l’Egypte mérite d’être mieux gouvernée.
Paul Khalifeh