Magazine Le Mensuel

Nº 2904 du vendredi 5 juillet 2013

POLITIQUE

Sunnites vs chiites. Le gouvernement contre le Parlement

Le jeu des alliances qui, jusqu’alors, tenait à bout de bras le semblant d’activité institutionnelle du pays, a volé en éclats depuis la prorogation du Parlement. La scène a été celle, cette semaine, d’un nouveau fiasco politique et constitutionnel qui fait écho au fossé béant séparant encore un peu plus les responsables protégeant leur pré carré, les partis et leurs leaders enfermés dans leurs calculs propres.  
 

En conviant le Parlement cette semaine à se réunir pour entériner une quarantaine de lois, dont celle du relèvement de l’âge légal de la retraite des officiers de sécurité, Nabih Berry a agi en conformité avec ses convictions. Pour le leader du mouvement Amal, la normalisation du travail de l’hémicycle, qui viendrait clore la parenthèse tumultueuse ouverte par la prorogation du mandat du Parlement, et le maintien de Jean Kahwagi à la tête de l’armée, sont des objectifs essentiels. En fin manœuvrier, le président du Parlement pensait obtenir sur ce dernier point le soutien de Saad Hariri, tout en infligeant à Michel Aoun, l’allié de l’allié, un nouveau camouflet. Mais le Courant du futur (CDF), qui tente depuis l’épisode Ahmad el-Assir de récupérer la colère de la communauté sunnite à son avantage, a décidé de boycotter cette séance. Derrière les prétextes constitutionnels de circonstance, un vrai message politique délivré par le député Ahmad Fatfat. «Je ne considère pas Nabih Berry comme modéré […] Il ne fait que protéger les armes du Hezbollah et appliquer la politique du parti». La guerre entre sunnites et chiites est déclarée.

Le troc Exécutif-Législatif
Est-ce par ce prisme qu’il faut comprendre la prise de position du Premier ministre démissionnaire Najib Mikati? Lui aussi a mis en exergue l’article 69 de la Constitution qui stipule que «lorsque le gouvernement démissionne ou est considéré comme démissionnaire, la Chambre des députés devient de plein droit en session extraordinaire jusqu’à la formation d’un nouveau cabinet et l’obtention de la confiance». Qui dit session extraordinaire dit agenda extraordinaire. Or, en intégrant à l’ordre du jour des dossiers comme celui des salaires de la fonction publique ou de la nouvelle législation sur la location immobilière, Berry rend la session «ordinaire». Autre imbroglio, pour qu’une session extraordinaire soit ouverte, un décret en ce sens doit être signé par le Premier ministre. Argument recevable qui révèle encore une fois le flou qui entoure l’interprétation de la Constitution. Mais le deuxième argument développé par Najib Mikati donne un tout autre visage à ce débat.
«Il existe un pouvoir exécutif tronqué du fait de la démission (du gouvernement) et un pouvoir législatif exerçant ses pleins pouvoirs. Or, le principe constitutionnel repose sur l’équilibre entre les pouvoirs et leur séparation. Il n’existe pas actuellement, à mon sens, un équilibre entre un gouvernement démissionnaire et un pouvoir législatif à part entière. Ma position concerne l’autorité de la présidence du Conseil et du pouvoir exécutif qui doit bénéficier d’un équilibre avec les autres pouvoirs». Les cadres du Futur et avec lui le 14 mars ont développé le même type d’arguments. Ils reprochent à Berry de vouloir substituer le Parlement au gouvernement; comprendre, d’élever l’autorité du président chiite au-dessus du président sunnite. Au premier jour de la séance convoquée lundi, étaient présents les députés du Hezbollah, du mouvement Amal, du PSNS (Parti syrien national social), des Marada, de Talal Arslan et du PSP (Parti socialiste progressiste). Sont-ce là les véritables alliés de Nabih Berry?

Aoun en réflexion
Toujours par la voix d’Ahmad Fatfat, le CDF a été très clair. Le relèvement de l’âge de la retraite pour les hautes autorités sécuritaires, oui, mais pour tout le monde. «Nous n’acceptons pas qu’on ait attendu que le général Achraf Rifi parte à la retraite pour ensuite soulever la question de la prorogation des mandats. Pourquoi ont-ils refusé d’examiner le problème de la prorogation avant que le général Rifi aille à la retraite? Il s’agit là d’un plan préétabli». Tout au long de la séquence politique de ces derniers mois, le Courant du futur et le Hezbollah ont imposé leur autorité au sein des coalitions qu’ils dirigent à la manière forte depuis, causant inévitablement discussions et tensions. En tête d’affiche de ce changement, le CPL.
Avec le Hezbollah, Michel Aoun continue de partager la même vision stratégique d’ensemble. Le document d’entente signé en 2006 n’est pas remis en cause. Mais l’escamotage des élections et les piètres relations que le général entretient avec Nabih Berry − dernier acte en date, la manifestation des fonctionnaires de l’Electricité du  Liban (EDL) mettant en cause la gestion du ministre de l’Energie, Gebran Bassil − ont modifié les équilibres. Une rencontre entre Aoun et les hauts responsables du Hezbollah ou même son secrétaire général Hassan Nasrallah est à l’étude.
La visite mardi de l’ambassadeur saoudien Ali Assiri à Rabié aurait-elle eu lieu en dehors de ce contexte? Pour le général, il s’agit d’une première, pas pour Gebran Bassil qui a rencontré le diplomate il y a plus d’un mois. «Notre relation avec le général Aoun ne s’est jamais interrompue depuis que je suis arrivé au Liban. Nous sommes d’accord sur plusieurs orientations majeures concernant le Liban», a souligné Assiri, précisant que sa visite n’avait «rien à voir avec ce qui se passe au Liban sur le plan interne». Assiri et Aoun ont expliqué qu’il était important de garder ouverts les canaux de dialogue, surtout en cette période délicate pour la région.

Le bras de fer se poursuit
Quelques heures avant sa visite à Rabié, l’ambassadeur a exprimé ses craintes vis-à-vis de la situation sécuritaire du pays. «Ces craintes augurent de conséquences négatives si les raisons qui en sont à l’origine ne sont pas préalablement prises en compte. Il est dans l’intérêt public que le Hezbollah effectue une révision de la politique qu’il poursuit à l’égard de la communauté sunnite et des autres communautés», ajoutant que son appel émane de l’attachement du roi Abdallah Ben Abdel-Aziz à la stabilité du Liban et à l’unité de son peuple, et insistant sur le fait que le royaume saoudien n’a d’autre objectif au Liban que celui d’y voir «prévaloir la sécurité et la paix civile».
Si d’un côté le message se veut apaisant, il n’élude pas l’aspect communautaire que prend le bras de fer libanais. Réunis au siège de Dar el-Fatwa de Tripoli, ulémas et cheikhs sunnites se sont élevés contre «le projet iranien». L’imam de la mosquée al-Taqwa, le cheikh Salem Raféï a expliqué avoir «toujours mis en garde nos jeunes contre le danger de se laisser entraîner dans une bataille contre l’armée. Nous leur avions à maintes reprises affirmé que le projet iranien a pour dessein de pousser les jeunes sunnites à combattre l’armée afin d’épuiser aussi bien la communauté sunnite que la troupe. Nos efforts ont toujours visé à contrecarrer la discorde qui risque d’être provoquée entre nos jeunes et quelques éléments de l’armée sur ordre iranien».
Oui, le contexte reste explosif. Le report de deux semaines, par Nabih Berry, de la session parlementaire restera lettre morte. Visiblement, l’heure n’est pas au travail législatif. L’attention est donnée aux tensions sur le terrain. Récemment, le ministre de l’Intérieur, Marwan Charbel, indiquait que des menaces pesaient sur plusieurs hommes politiques. Dans les places fortes de Tripoli et de Saïda, les barons politiques et religieux continuent de dénoncer le deux poids deux mesures de l’armée. La situation reste dangereusement volatile.

Julien Abi Ramia

De quoi Salam est-il la victime?
La mission du Premier ministre désigné Tammam Salam − former un gouvernement − s’est engagée dans un tunnel interminable. Ses proches dénoncent le double langage des partis politiques qui, publiquement, 
disent soutenir le travail de Salam, tout en accumulant les obstacles sur sa route. Lors de sa dernière entrevue à Baabda avec le chef de l’Etat, Michel Sleiman, Salam a réitéré sa volonté de former une équipe de 24 
ministres qui accorde à la majorité, à l’opposition et aux centristes huit portefeuilles. Si le 14 mars juge nécessaire la formation d’un gouvernement, dans l’autre camp, on s’affiche résigné. «Aucun signe ne montre que le gouvernement soit formé prochainement. Certains disent qu’il sera formé en septembre, d’autres considèrent qu’il sera formé dans un an et cinq mois pour superviser les prochaines élections», a expliqué Michel Aoun, le leader du CPL, cette semaine.

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