Si avec le démantèlement de l’organisation de l’imam de la mosquée Bilal Ben Rabah, la scène islamiste radicale a perdu sa tête d’affiche, elle a encore de beaux jours devant elle. De Tripoli à Saïda, en passant par Beyrouth et Ersal, dignitaires religieux et caïds de quartier sont sur les rangs pour reprendre le flambeau. Revue des personnalités en situation.
La montée en puissance du phénomène salafiste au Liban n’a quasiment plus de secret pour personne. L’entrée en guerre du Hezbollah en Syrie contre la rébellion; le sentiment de marginalisation de la communauté, orpheline de la machine Hariri et du Courant du futur − qui tente désespérément de reprendre la main; la colère contre l’Armée libanaise, accusée de faire le jeu du parti de Hassan Nasrallah. Voilà les trois piliers du dogme politique de ce nouvel extrémisme. Le désœuvrement social et son corollaire, le repli sur soi et les siens, ont fait le reste. C’est sur ce terreau, morcelé mais fertile, que les leaders de quartier ont fleuri. Jonglant allègrement entre aides sociales, prêches religieux et résistance armée, ils ont constitué autour d’eux leur propre garde rapprochée. Les cheikhs s’arment, les caïds de quartier se radicalisent. Mais les opérations de Abra ont montré à tout ce petit monde que le modèle Assir n’était pas viable. Ultra centralisée autour de sa mosquée, l’organisation a coulé en 48 heures chrono. Le cheikh de Saïda a bien essayé de tisser des liens avec ses acolytes au Nord, dans la capitale ou dans la Békaa. L’Armée ne lui en a pas laissé le temps. Ceux qui restent sont prêts à poursuivre la mission.
Salem Rafeï, successeur idéal
Le programme post-Assir est déjà défini. Pour perdurer, le tissu islamiste au Liban a besoin d’un leader à la stature nationale qui jouit d’une organisation déployée sur l’ensemble du territoire. Le profil du président du Rassemblement des ulémas musulmans (RUM), le cheikh Salem Rafeï, correspond parfaitement à ce cahier de charges. Après avoir dirigé la mosquée al-Nour de 2001 à 2006 en Allemagne, d’où il a été expulsé en raison de ses appels au jihad et ses relations avec des cellules terroristes, ce dignitaire religieux tripolitain de 51 ans s’est construit un solide leadership dans sa ville natale. Ses prêches en la mosquée Taqwa sont suivis par plusieurs centaines de fidèles, et les événements de Tripoli lui ont donné une vraie autorité dans la ville. Sans doute parce qu’il aura été l’un des premiers à affirmer son soutien à la rébellion syrienne. En quelques mois, il est devenu le personnage en vue de la scène salafiste dans le chef-lieu du Liban-Nord.
Rafeï est un ami proche d’Ahmad el-Assir. De la même génération, ils partagent la même attirance pour les réseaux sociaux. Sur Facebook et Twitter, le cheikh tripolitain compte plus de 10 000 fans. Une popularité qui fait de lui une cible. Le 1er avril, alors qu’il sortait de sa mosquée, il est la cible de tirs isolés. Trois semaines plus tard, avec Assir à ses côtés, il lance un appel au jihad «pour défendre les sunnites de Syrie attaqués à Qoussair par le Hezbollah chiite». C’est lui qui coordonne à Tripoli la médiation entre les autorités de l’Etat et les combattants de quartier. C’est encore lui qui, quelques heures après les combats de Abra, propose sa médiation à l’Armée libanaise pour tenter d’épargner Assir et ses combattants. Elle est alors refusée. Des sources sécuritaires ont, ces derniers jours, affirmé qu’Assir avait été exfiltré de Abra dans la voiture de Rafeï. Mais ce dimanche, sa dérive a pris de nouvelles proportions.
Le 14 juillet, l’Armée libanaise interpelle six personnes dans un pick-up bourré d’armes de guerre dans la Békaa: deux Libanais, deux Syriens et deux Palestiniens. Lors de leur interrogatoire, ils avouent leur appartenance au Front al-Nosra. Venant de Tripoli, ils se dirigeaient vers le village de Ersal d’où ils avaient l’intention de s’infiltrer en Syrie. L’un des suspects, le Syrien Tammam Ghanem, explique que le commandement du Front l’a chargé de nouer contact avec le cheikh Rafeï pour qu’il assure l’envoi de combattants et d’armes. La cellule des six avouera également qu’elle était chargée de perpétrer des attentats au Liban. L’effectif des combattants interceptés à Abra le laissait présager. Peu de Libanais, mais beaucoup de Palestiniens et de Syriens. La mobilisation se régionalise au sein même de l’arc sunnite du pays. Les combattants syriens, noyés dans la masse incontrôlée des réfugiés, et les islamistes palestiniens, de plus en plus visibles dans les camps, constituent le nouveau terreau du mouvement salafiste armé, chapeauté par le Front al-Nosra.
Daï el-Islam el-Chahal: la légitimité
Une réaction que tend à saluer Daï el-Islam el-Chahal, figure tutélaire du salafisme libanais, fils de Salem el-Chahal, le fondateur du mouvement au Liban dans les années 1960. Ses récentes déclarations concernant la mise à l’écart de Mohammad Morsi en Egypte et son discours religieux font de lui le tenant d’un salafisme plus traditionnel, plus ancré. Derrière les personnalités qui ont dernièrement émergé à la faveur des combats en Syrie, ces dignitaires de l’ancien temps, ceux d’al-Qaïda et du Fateh el-islam, ont adopté un attentisme de façade. Les Hachem Minkara, Bilal Chaaban ou Omar Bakri observent, le sourire aux lèvres, le retour en force de ce salafisme new look. Calfeutrés depuis plusieurs mois dans leurs bureaux et leurs immenses bibliothèques d’ouvrages coraniques, ils continuent de gérer leurs petits groupes, qui ne dépassent pas le millier de fidèles. Le fils de Chahal ne s’est-il pas engagé avec son cousin dans la bataille de Qoussair, après l’appel d’Assir et de Rafeï?
Le caïd Houssam Sabbagh
Sur le terrain, les néo-cheikhs de quartier ont réussi à faire leur trou. Les combats entre Bab el-Tebbané et Jabal Mohsen ont poussé sur le devant de la scène des petits Assir de quartier. Celui dont le nom est le plus fréquemment revenu est le cheikh Houssam Sabbagh, dit Abou Hassan. Comme Assir, il a une cinquantaine d’années derrière lui mais contrairement à lui, il n’aime pas les caméras. Aussi invisible que puissant. Plus soldat que religieux, le genre de caïd qui force le respect dans les dédales des quartiers désœuvrés de Tripoli. Après avoir fait l’Afghanistan et la Tchétchénie, il revient à Tripoli après l’assassinat de l’ancien Premier ministre Rafic Hariri en 2005. Il commanderait aujourd’hui 250 jeunes embrigadés à Tebbané qui admirent leur grand frère qui rejoint régulièrement la Syrie pour combattre aux côtés d’al-Nosra, dont il est l’un des leaders au Liban. Mais sa personnalité divise. Alors que des dignitaires religieux de la ville le sommeraient en ce moment d’apparaître plus souvent dans les médias pour servir de modèle de référence, d’autres mettent en doute sa culture et ses connaissances religieuses.
Sabbagh commande sans doute la plus puissante des milices de quartier à Tripoli. Non loin derrière, celle du Jund Allah, les soldats de Dieu, principalement présente dans le quartier de Kobbé, créée en 1973 et dirigée aujourd’hui par le bedonnant cheikh Kanaan Naji, qui a joué un rôle-clé auprès du Fateh el-islam. Le groupe de Saad Masri, lui, ne compte qu’une cinquantaine de membres. Mais à Tripoli, comme à Saïda, l’Armée libanaise a décidé de frapper fort. Dans le Nord, un déploiement massif et quelques tapes sur les doigts des leaders politiques de la région ont suffi pour circonscrire le phénomène et à Saïda, les militaires ont montré à tous qu’ils n’hésiteraient plus à mater les provocateurs.
Malgré la vampirisation par Tripoli de la scène islamiste libanaise, les experts sécuritaires mettent aujourd’hui en avant les changements qui s’opèrent partout ailleurs, notamment à Ersal.
Beyrouth, nouvelle place forte
Dans la Békaa cadenassée par le Hezbollah, Ersal, la localité sunnite, s’est dangereusement radicalisée. Village d’accueil de la révolution syrienne − 10 000 habitants, 4 000 réfugiés et un millier de combattants − Ersal est le théâtre depuis plusieurs mois d’attaques systématiques contre l’Armée libanaise. La ville est dirigée par le clan des Hujeiri. Mohammad Ali dirige la municipalité et son frère, le cheikh Moustafa, s’est constitué une petite armée de partisans mobilisés contre le Hezbollah et ses complices de l’Armée, disent-ils. Un conseil de famille a sans doute suffi pour distribuer les rôles. Lorsque, le mois dernier, des assaillants ont tué leur troisième frère Ahmad près de Hermel, au cœur du fief du Hezbollah, les groupuscules salafistes du village, composés de Libanais et de Syriens, ont investi les rues. Dans le cortège, des drapeaux de l’Armée syrienne libre (ASL) et du Front al-Nosra. Pendant que le maire lançait des messages d’apaisement, les sermons du cheikh se sont progressivement endurcis. «Nous préférons devenir poussière plutôt que d’être humiliés», a-t-il affirmé dans son dernier prêche, faisant d’Ersal «le bastion ultime de la communauté sunnite au Liban».
Mais les observateurs vous le diront, c’est à Beyrouth, plus précisément autour de Tariq Jdidé, que la situation pourrait s’avérer la plus dangereuse. Pendant que l’armée combattait Assir, des dizaines de jeunes gens ont tenté de bloquer les routes du quartier en solidarité avec le cheikh salafiste. Dans ses ruelles, les drapeaux noirs des islamistes ont balayé les fanions bleus du Courant du futur. Le quartier s’est constitué plusieurs compounds similaires à celui d’Assir à Abra – un groupement d’immeubles privatisé autour de mosquées. Les rues sont gouvernées plus que jamais par des dignitaires et leurs gros bras, souvent des jeunes attirés par les armes. Il suffit de parcourir une carte de la région pour mesurer les enjeux. Autour de Tariq Jdidé, le quartier de Chiyah; à quelques centaines de mètres, les camps palestiniens de Sabra et de Chatila. Parmi les cheikhs les plus en vue, Abou Khamis el-Beyrouthi et sa cinquantaine de partisans, Mohammad Bacha qui dirige le complexe de Zaroub Bacha et Mohammad Issa, maître de la zone de Talaat Jazzar. Tous ou presque ont été des fervents supporters du Courant du futur avant de basculer dans le salafisme politique. Le prochain Ahmad el-Assir se trouve peut-être parmi eux.
Julien Abi Ramia
Assir, la vidéo révélatrice
Les images rendues publiques par l’armée et le ministère de la Défense vont-elles faire cesser les déclarations de soutien au cheikh de Saïda dont le sort reste incertain? Dans une vidéo, retrouvée sur le téléphone portable de l’un des combattants interpellés à Abra, on voit Ahmad el-Assir, en uniforme militaire, les armes à la main, ordonnant à ses partisans «de les réduire en morceaux», en désignant les soldats de l’Armée libanaise. Dans une autre séquence, on entend le cheikh, s’adressant aux soldats, crier «Vous, bande d’animaux, on va vous égorger». Alors que l’enquête et les interrogatoires se poursuivent, des informations sur la présence de Fadel Chaker dans le camp palestinien de Aïn
el-Heloué commencent à filtrer.