Le vendredi 19 juillet, la cour intérieure du palais de Beiteddine a accueilli trois artistes syriens, Kinan Azmeh, Rasha Rizk et Ibrahim Keivo. Au cours de cette soirée féerique, la joie s’est emmêlée à la nostalgie pour que l’espoir retentisse en musique.
Trois concerts. Trois ambiances. Une soirée placée sous le signe de la Syrie. La Syrie et ses mille visages, ses mille senteurs. Entre l’univers moderne de Kinan Azmeh, les mouwachahat et les airs populaires interprétés par Rasha Rizk et les morceaux traditionnels d’Ibrahim Keivo, un bouquet d’effluves qui s’emmêlent et s’entremêlent, face à un public ravi, enchanté. Un public où les Libanais et les Syriens ont partagé un moment d’euphorie, ce moment où la musique rejaillit plus forte que tout.
L’appel du pays
Et la soirée commence sur des notes modernes avec le clarinettiste Kinan Azmeh et ses musiciens. Le ton est aussitôt donné: au lieu de l’habituelle minute de silence dédiée à l’âme des milliers de martyrs syriens, Kinan Azmeh entame son concert par une minute de musique. Et le son de sa clarinette s’élève dans les airs. Une première note qui s’étire, rauque, sourde, vibrante, comme profondément jaillie du cœur de la terre. La terre de Damas, de Deraa, d’Alep… la terre de Syrie qui aurait imaginé tressaillir à chaque instant où elle est célébrée. Les compositions originales se suivent: November, Dream, Aeroports… A la clarinette répondent en écho l’accordéon, le piano, la contrebasse, les percussions. L’entrée en jeu de chaque instrument, de tous les instruments, éclate comme autant de célébrations tour à tour euphoriques, mélancoliques, enjouées, puis comme retenues, suspendues un moment au souffle de la clarinette, avant que la valse des correspondances sonores ne reprenne à nouveau. Une sensation de bien-être inhérente à la musique s’empare de l’assistance. Une sensation que l’on ne ressent généralement que quand les musiciens sur scène se répondent en parfaite harmonie, tous mus par un même plaisir: être tout simplement là, sur scène, pour un moment de partage, de communion, de synergie, entre eux avant tout, entre eux et la musique, entre eux et le public.
Un petit interlude, le temps de préparer la scène à accueillir la deuxième partie de la soirée. Rasha Rizk fait son entrée, habillée d’un costume traditionnel ondoyant de couleurs vives, un diadème à l’allure antique couronnant ses cheveux noirs d’ébène. Entourée de ses musiciens aux violons, violoncelle, ney, qanûn, oud, riq, derbouka, basse, ainsi que d’un chœur de quatre voix féminines et masculines, Rasha Rizk fait entendre sa voix pure, puissante, cristalline. Une place de choix est accordée aux instruments orientaux, ney, qanûn, oud, dont les solos donnent à chaque fois le ton, langoureux, hypnotiques, obsessionnels. Rythmes lents ou plus entraînants, les morceaux créent une atmosphère emplie d’affinité, d’intimité, de communion, de dialogue, au-delà des frontières.
L’espoir en musique
Un dernier changement d’ambiance avec Ibrahim Keivo. Dès son entrée sur scène, on dirait que la bonne humeur et le sourire s’emparent du public, essentiellement syrien. Sûrement qu’ils sont dans l’expectative des airs traditionnels que nous allons entendre, et qui doivent leur être familiers, bien ancrés en chacun d’eux. Installé sur scène, Ibrahim Keivo évoque la Syrie comme un jardin empli de fleurs et de saveurs différentes. Et voilà qu’il lance un «massa’ el kheir», sur une nappe de notes orientales, entre son buzuq, un violon, un qanûn, un oud et des percussions. Un mot qu’il chante d’abord en arabe puis dans les différentes langues anciennes et courantes utilisées en Syrie: arménien, achouri, syriaque… Le concert peut réellement commencer. Les airs traditionnels syriens embrasent la cour intérieure du palais de Beiteddine. Des airs qui nécessiteraient une initiation, qui sonnent comme autant de rituels, où les accents s’entremêlent étroitement, passant d’une mise en situation à une autre, d’un contexte à un autre: tantôt c’est une chanson qui était destinée à encourager les héros, les combattants, les guerriers, tantôt une chanson qui évoque l’image des femmes occupées à préparer la graisse nutritive, tantôt une dabké particulière à une région, à une ère. A peine les premiers airs de dabké entonnés, que certains spectateurs et spectatrices se lèvent et poussent leurs sièges pour donner libre cours à l’appel du corps, du mouvement, de la danse. Main dans la main, avec un subtil balancement des bras d’avant en arrière, un léger déhanchement du buste et un pas assuré, moins viril toutefois que la dabké libanaise, ils enflamment l’auditoire qui a le regard tour à tour braqué sur la scène et sur cette petite scène improvisée. Un peu plus tard dans la soirée, de petits groupes de danseurs et danseuses se formeront progressivement pour joindre tous ensemble leurs mouvements de danse, juste en face de l’estrade. Le public se lève, applaudit, les yeux souriants, rieurs, ravis. Chacun y va de son ondoiement de hanches, de bras. Ibrahim Keivo et ses musiciens alternent morceaux rythmés et morceaux plus lents, et une dabké après l’autre. Soudain, l’artiste met son instrument de côté, se lève jusqu’au-devant de la scène, une main en l’air tenant un mouchoir blanc, l’autre derrière le dos. Et c’est parti pour un nouveau pas de danse, doucement, lentement. Avant que les spectateurs ne s’improvisent à nouveau danseurs. Un véritable air de fête nous empoigne tous.
Applaudissements, cris et vivats. C’est le temps des adieux. Mais pas avant un dernier moment en musique. Ibrahim Keivo appelle Rasha Rizk et Kinan Azmeh sur scène. Entre une improvisation musicale et une autre chantée, tous les trois, à l’unisson avec le public, entonnent ces paroles porteuses d’espoir et de vie: «Laissez-nous ce soir chanter et célébrer, la tristesse n’a pas de place». Et la musique ne cessera de résonner, plus forte que tout.
Nayla Rached