Magazine Le Mensuel

Nº 2907 du vendredi 26 juillet 2013

general

Paco de Lucía. Byblos, terre flamenca d’un soir

Paco de Lucía, l’une des légendes encore vivantes de la guitare flamenca, a emmené très loin le public du Festival international de Byblos, en ce lundi 22 juillet; du flamenco pour
que les contraires fusionnent, l’espace d’un soir.

 

Paco de Lucía fait son entrée sur scène, sa guitare à la main. Le maître, la légende vivante, là, à Byblos! Il lance un rapide «Buenas noches». Et sans autre forme de préambule, il entonne aussitôt les premières notes. Une introduction lente, en solo. Une ode à la guitare flamenca dont il pince les cordes comme nul autre. Magistral, dès les premiers instants. Seul, tout seul, avant que les musiciens, chanteurs et danseur qui l’accompagnent n’enjambent la scène, progressivement, à mesure que les morceaux s’enclenchent. Un percussionniste d’abord et les chanteurs qui épousent la rythmique, seulement à travers leurs palmas, claquements de mains particuliers au flamenco, et leur olé. Puis c’est au tour du bassiste, de l’harmoniciste et d’un deuxième guitariste de se joindre au demi-cercle, avant que le danseur n’effectue quelques mouvements de danse, qui donnent le ton du reste de la soirée et exacerbent notre impatience.

De la douleur du monde
Une entrée en la matière qui se fait de manière progressive. Parce que le flamenco n’est pas un genre musical d’emblée accessible. Il nécessite une certaine initiation, une approche graduelle de tous les éléments qui le constituent. Sinon le spectateur risque d’être dépassé, submergé, perdu par tant de sensations qu’il pourrait passer à côté de l’essence même du flamenco. Mais voilà que petit à petit, au fil des morceaux, les instruments augmentent, le demi-cercle s’élargit, les voix s’entrecroisent, les «palmas» s’intensifient, ralentissent, se diversifient… une introduction à petits pas dans un univers qui se dévoile. Et nous voilà d’un coup transposés tellement ailleurs qu’on ne s’est même pas rendu compte que nos pieds ont quitté la terre. Nous voilà en terre flamenca!
La caméra se braque en gros plan sur les doigts de Paco de Lucía projetés sur les deux écrans géants de part et d’autre de la scène. Evidemment. Ses doigts qui grattent, rapidement, subtilement, les cordes de sa guitare flamenca pour en extraire mille et un sons, des notes lancinantes, des arrêts brusques, des reprises suaves, des envolées tour à tour lyriques, passionnelles, graves, suspendues. Le son de la guitare semble se diversifier encore à mesure que les autres entrent en branle; cajon, harmonica, synthé, basse et une deuxième guitare flamenca. La musique semble se diversifier encore et encore à chaque fois que les «palmas» claquent, à chaque fois que le «cantaor» fait entendre sa voix, qui résonne aussitôt comme un lancinant appel, un cri de douleur contenue, une explosion de sentiments. Son corps se tend en entier, ses épaules, ses bras, ses mains, ses doigts, son port altier, son cou, chaque trait de son visage, les yeux fermés. L’émotion dans sa plus belle expression, dans sa plus émouvante expressivité.
Le flamenco se dévoile ce soir-là comme une mise en situation, comme un voyage en terre hispanique, dans un de ces cafés où le flamenco est avant tout une question d’attitude innée, de personnalité, de rencontre de personnalités, du guitariste flamenco, du cantaor, du bailaor. Et voilà qu’Antonio Farru se place en position de danse sur une petite estrade en bois. Des mouvements lents d’abord pour s’imprégner de la musique, du chant, et pouvoir les exprimer corporellement. Des talons en bois qui claquent sur le petit podium en bois. Martèlement, effleurement, rapidité, douceur. Antonio Farru prend son temps dans chaque pas, chaque mouvement, chaque geste, chaque tension de main, de paume, de muscle, chaque geste fulgurant. Parce que chaque gestuelle contient, après tout, toute la douleur du monde, l’essence même du flamenco, où chant, musique et danse sont indissociables, dans leur ardeur, leur envoûtement, leur ensorcellement. Viril et doux, imposant et aérien à la fois, Antonio Farru nous hypnotise, tous, sous le coup d’une émotion intense. «Ti amo Antonio!», crie-t-on quelque part dans l’audience.
La soirée semble sur le point de s’achever. Un dernier morceau où chacun des musiciens, tour à tour, y va de son solo, toujours à l’écoute de l’autre, sous l’œil du maître. Harmonica, cajon, basse et un duo de guitares. Et c’est le salut sous les applaudissements d’une foule en extase. Paco de Lucía et ses musiciens quittent la scène. Mais le public, lui, n’a pas envie de partir, pas encore. «Otra», «otra», crie-t-on de toutes parts, alors que nos paumes sont devenues rouges à force d’applaudir. Encore plus de bruit à mesure que les mains tambourinent les sièges. Les voilà à nouveau sur scène pour un autre moment d’ardeur et de passion.
Plus de deux heures d’extase, et les spectateurs quittent Byblos, porteurs du flamenco comme oxymore, ce miracle artistique qui consiste à joindre les contraires pour s’imposer comme une vérité, une évidence, indescriptible, incontournable, inévitable. Et qui vous empoigne d’un coup à l’image d’une révélation à laquelle il est impossible d’échapper. Passion, douleur, ardeur, violence, douceur, élégance, noblesse, retenue, grâce. Le flamenco c’est ce tout à la fois. Et plus encore. C’est une kyrielle emmêlée de sensations contraires et complémentaires, qui s’épousent au cœur d’un instant unique devenu multiple. Un instant, des instants que Paco de Lucía et sa merveilleuse troupe ont imprégnés en nous. Les mots semblent d’un coup inutiles. Merci pour ce moment de grâce inestimable!

Nayla Rached

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