Dans la rue Habib Pacha Saad, parallèle à la rue de Damas, face au Lycée français, un bâtiment blanc intrigue. Il ressemble étrangement à l’Empire State building en miniature. Il n’est comparable à aucune autre construction de Beyrouth et attire l’attention de celui qui lève un tant soit peu les yeux. Si son entrée principale ne semble plus servir, une petite porte bleue nichée dans l’une des ailes du bâtiment indique un précieux détail. Sur la sonnerie, un nom de famille: Corm.
La sonnerie fonctionne. Un homme ouvre la porte bleue. Il se nomme Hiram Corm, fils du célèbre poète libanais Charles Corm. Lui et son frère, David, ont repris la maison d’édition paternelle, la Revue phénicienne, dont les bureaux se situent ici même, sur une partie infime du bâtiment.
«Nous sommes dans les anciens locaux de la Ford dont mon père avait la concession pour le Liban, la Syrie, la Jordanie et la Palestine», indique Hiram. Alors que Charles Corm reçoit le prix d’honneur de philosophie chez les jésuites, son père, le peintre Daoud Corm, décide de lui offrir un voyage aux Etats-Unis. «A 17 ans, il découvrait New York à son apogée. C’était un Eldorado, note David. A cette époque, il y avait plein de petits engins noirs qui couraient dans les rues: des voitures. Henry Ford avait l’habitude de dire: vous pouvez avoir la couleur que vous voulez à condition qu’elle soit noire». A 20 ans, Charles Corm réalise que s’il veut gagner sa vie, il ne peut suivre les traces de son père artiste-peintre. Il décide de repartir à New York, un aller-simple en poche, à la quête des voitures noires de Ford. «Il a essayé pendant un mois d’obtenir une minute de rendez-vous d’Henry Ford. Ils sont finalement restés deux heures à parlementer tous les deux, reprend Hiram. Autrefois, le Liban faisait partie de l’Empire ottoman et mon père a dû lui montrer sur une carte où se situait son pays». La Première Guerre mondiale est déclenchée et son projet est mis entre parenthèses. Ce n’est que partie remise. Quelques années plus tard, il arrive à décrocher à Londres la concession de Ford pour le Proche-Orient. Il avait 24 ans. «Il a occupé d’abord des bureaux au centre-ville, place Assour. Se sentant à l’étroit, il acquiert en 1925-26 des terrains en dehors de la ville. Ils partaient de là où nous sommes jusqu’à la Place du musée, indique Hiram. Il avait choisi l’emplacement en fonction de sa situation géographique à la croisée des chemins entre ceux qui partaient du port vers la Syrie et la Palestine. Il possédait une trentaine de succursales dans toute la région. Les voitures arrivaient des Etats-Unis en pièces détachées dans des caisses en bois à bord d’un bateau Ford. C’était une gageure de vendre des voitures américaines dans un pays sous mandat français. Nous avions encore quelques pièces jusque dans les années 1975 avant qu’elles ne soient volées».
Vers l’écriture
En clin d’œil aux Etats-Unis, Charles Corm imagine en 1928 un bâtiment blanc dans le style américain visible par tous, le plus haut de tout le Moyen-Orient jusqu’en 1958 et, dit-on, le premier à être coulé entièrement en béton. Alors que le rez-de-chaussée est réservé aux salles d’exposition vitrées donnant sur la rue, les étages supérieurs sont, eux, occupés par l’administration. Quant à l’actuel jardin, il accueillait des hangars de montage et de stockage.
«Mon père s’est acharné à vendre des voitures, il en a souffert mais il est arrivé à se mettre à l’abri du besoin, souligne David. Il passait son temps sur les routes. A cette époque, il n’y avait ni avion, ni téléphone, il a dû d’ailleurs construire certaines routes pour rejoindre la Syrie et la Turquie. C’était une saga incroyable. Pourtant, voyager, lire et écrire étaient les trois choses qu’il aimait faire». «Charles Corm était un écrivain, complète son frère, il ne parlait jamais de lui comme d’un agent de Ford. Il s’était promis, riche ou pauvre, qu’à l’âge de quarante ans, il se consacrerait pleinement à la littérature». Né en 1894, il fait ses adieux à Ford en 1934. «Tout le monde l’a pris pour un farfelu, surtout au Liban, remarque David. Ça a été un coup de tonnerre, les affaires marchaient pourtant presque toutes seules». Taquins, les deux frères notent en chœur que deux ans après avoir repris sa liberté, il épouse leur mère, Miss Liban, rencontrée au Grand Hôtel de Sofar et il en a quatre enfants. «Pour avoir du calme, c’était fichu, note David, amusé. Mais d’après ce qu’il m’a raconté, il ne l’a jamais regretté: ça compense largement, me disait-il».
Son immense bâtiment blanc, dorénavant vide, Charles Corm décide de le transformer en grand loft de huit étages et s’y installe, bientôt rejoint par sa jeune épouse et ses quatre bambins qui y sont nés et y ont grandi. «C’était magnifique, se rappelle Hiram. Tout était ouvert à l’exception des chambres. Le rez-de-chaussée servait de réception (salon oriental d’un côté et bar-salle à manger de l’autre), le sous-sol était réservé aux services. Au premier étage, il y avait une bibliothèque où mon père avait entreposé les livres qu’il avait glanés tout au long de sa vie: quelque 40 000 ouvrages. Au deuxième et troisième étages, c’étaient les appartements, notamment ceux de nos parents et un bureau pour que mon père puisse s’adonner à l’écriture. Au 4e étage, il nous avait installé une petite salle de cinéma, le cormoscope. Les étages supérieurs étaient occupés par ce qui restait de l’administration et de la comptabilité du temps de Ford».
Cible des miliciens
Aujourd’hui, rien n’est plus pareil, la guerre ayant fait son œuvre. Mais comme le souligne Hiram, les souvenirs sont dans l’air. «Le malheur du bâtiment était de se trouver en lisière des deux Beyrouth, les parties adverses se tirant dessus à travers la maison, regrette David. Ce lieu a vraiment été violé par les miliciens de tout bord». En septembre 1975, une bombe incendiaire éclate dans la bibliothèque, ravageant la plupart des beaux ouvrages. La famille décide de quitter les lieux. Ce sera la dernière fois où la maison sera habitée. Malmenée par les combats, elle est rénovée à l’identique au début des années 90, à l’exception du toit refait en béton (autrefois en ardoise grise) et des fenêtres, hier en bois, aujourd’hui en aluminium. Dans le jardin jadis très fleuri, des arbres occupent magistralement l’espace. On y découvre au fond quelques colonnes antiques et au centre un bassin. Autre curiosité, des sculptures bordent les allées de la cour, celles de l’artiste libanais Joseph Howayek, pour lequel Charles Corm avait aménagé un atelier dans son jardin. Pendant la guerre, afin de préserver les bustes à l’effigie de Khalil Gibran ou de Daoud Corm, Hiram les enfouit en terre pour les préserver des tirs de miliciens. L’ancien terrain, beaucoup plus vaste, a été occupé à plusieurs reprises par des forces étrangères: d’abord par les Britanniques qui, en 1940, cherchaient une place pour installer leur garnison. Plus tard, il y eut un campement de l’armée israélienne.
Un institut
Au rez-de-chaussée du bâtiment, les différentes affaires des membres de la famille sont entassées. A en croire Ibrahim Tabet, un ami de longue date et actuel responsable éditorial de la Revue phénicienne, des fêtes mémorables se seraient déroulées dans le jardin au cours des réceptions «open house». «Nous y passions des soirées géniales, s’exclame-t-il. De 1965 à 75, c’était la belle époque». A l’étage, les traces de l’ancien incendie, qui avait ravagé une partie de la bibliothèque, sont toujours visibles au plafond. Quelques milliers d’ouvrages ont tout de même échappé aux flammes et au vandalisme sauvage des miliciens. Rangés méticuleusement dans des cartons, ils attendent de retrouver leur place sur les étagères d’hier, toujours présentes dans la bibliothèque. Des centaines de cartons, véritable trésor de documentation. Dans ce temple dédié à la littérature, le poète Charles Corm avait également un bureau pour accueillir ses invités et surtout une salle de lecture où se rassemblaient des dizaines de penseurs et intellectuels dans le cadre du cercle des «Amitiés libanaises», fondé par lui en 1935. La bibliothèque a été également le lieu de rencontres informelles entre auteurs libanais et étrangers de passage à Beyrouth comme Pierre Benoît, membre de l’Académie française. D’ailleurs, Charles Corm entretenait différentes correspondances avec des intellectuels français tels Céline, Valéry ou encore Sacha Guitry, qu’il ne manquait pas de visiter lors de ses passages à Paris. Aujourd’hui, dans la salle de lecture, s’expose une grande collection de chaises Bauhaus conçues par le célèbre architecte Mies Van Der Rohe, qui existaient déjà dans les bureaux de Ford ici même. D’ailleurs, de cette époque révolue, il reste encore quelques «luminaires», d’anciens phares des belles américaines ou encore des rambardes d’escaliers façonnées avec les pare-chocs de la vieille Ford T qui nous conduisent au 2e étage, véritable bureau des archives. Ces archives classées et scannées au fil des semaines, concernant autant les années Ford que l’héritage littéraire de Charles Corm. Et, si un jour, l’immense bâtisse blanche ouvre un nouveau chapitre de son histoire, «ce ne sera ni un musée, ni un mausolée», mais peut-être bien un institut.
Delphine Darmency
Charles Corm, le poète
1919: fondation de la Revue phénicienne,
tribune politico-culturelle de la scène libanaise.
1920-1935: agent exclusif pour le Moyen-Orient de la Ford Motor Company, ainsi que de plusieurs marques de matériel agricole.
1935: prix Edgar Poe pour La Montagne
inspirée.
1939: concepteur et commissaire du Pavillon libanais lors de l’Exposition universelle
à New York.