Avant le dernier concert prévu le 10 août avec Patricia Kaas qui chante Piaf, Beiteddine Art Festival a accueilli, le 26 juillet, le spectacle flamenco Utopía de María Pagés. Quand les courbes architecturales d’Oscar Niemeyer rencontrent la passion de María Pagés.
Le flamenco de María Pagés n’est pas du tout celui auquel on s’attendait. Le flamenco dans son acception classique, authentique, brute, comme passion, retenue, défi, douleur, fierté, joie, comme explosion de sentiments emmêlés. Utopía est une complexe construction esthétique, intellectuelle, moderne, architecturale, pensée et travaillée dans ses moindres lignes, courbes, costumes, étoffes, mouvements, éclairages, symboliques… Et peut-être passe-t-elle par l’intellect avant de percer nos sensations. C’est que chaque tableau est chargé de tant de références, d’inspiration, de portée philosophique, humaine, symbolique, poétique, utopique.
Présenté en première au Centre Niemeyer d’Avilés en Espagne, en octobre 2011, Utopía est «une réflexion éthique et esthétique sur le désir, la non-conformité et la capacité de l’homme à se rêver dans un meilleur futur». Ce spectacle épuré est le fruit de plus de deux ans de travail, de recherche, de lecture, de visions et de rencontres. C’est la rencontre avec le célèbre architecte brésilien Oscar Niemeyer, aujourd’hui décédé, qui lui a inspiré ce ballet tout en courbes, à l’image des œuvres de l’architecte qui affirmait: «Je ne suis pas attiré par les lignes droites, dures, inflexibles, créées de toutes pièces par l’homme. Les courbes, elles, me séduisent, libres, sensuelles. Ces courbes, je les retrouve dans les montagnes de mon pays, ses rivières sinueuses, les vagues de la mer, les nuages dans le ciel, le corps de ma femme préférée. L’univers entier est fait de courbes, l’univers courbe d’Einstein».
Et María Pagés donne corps à ces courbes par le prolongement de son propre corps, par la scénographie, par la chorégraphie, par les éléments du décor. Un décor minimaliste et épuré qui se réduit à trois lignes suspendues en l’air, légères, aériennes, qui ondulent en mouvements ascendants et descendants, comme pour conter tous les possibles d’une vie, comme pour célébrer la vie tournée vers cet avenir «utopique» que María Pagés conçoit, dessine, imagine et danse. Accompagnée de sept danseurs et danseuses, de deux chanteurs et de quatre musiciens, elle crée les huit tableaux du spectacle, qui résonne également au rythme de poèmes de Baudelaire, Mario Benedetti, Pablo Neruda, Antonio Machado, Larbi el-Harti, ainsi que des textes de Niemeyer lui-même et du Don Quichotte de Cervantès.
Alternant entre deux tendances de tableaux, des solos d’une part et des danses collectives d’autre part, Utopía place l’humanité face à elle-même, le spectateur face à son humanité, à son insu. Les danseurs, vêtus de costumes gris sombres et sobres, déroulent au fil de leurs mouvements quantité de situations, de mises en situation, alternant entre amitié, fraternité, conflit, adversité, liberté, amour… souvent dans une mise en scène évoquant les célèbres cafés où le flamenco explose dans toutes ses nuances, comme une partie même du quotidien, de la vie. Sobriété et minimalisme, la beauté des tableaux est renforcée par les voix poignantes d’Ana Ramón et Juan de Mairena, qui retentissent souvent a capella, et par la musique composée et arrangée par Rubén Lebaniegos, Fred Martins et Isaac Muñoz y José «Fyty» Carrillo. Et voilà que María Pagés fait son apparition sur scène, dans un costume-pantalon noir, noble, agile et gracieuse, dans ses magnifiques mouvements masculins. Au fil des tableaux qui se succèdent, María Pagés dévoile ses multiples facettes, sensuelle, gracile, mystérieuse, mystique, à l’instar de cette énigmatique robe rouge dont elle se pare. Une robe à amples plis et replis, voiles et voilages, qu’elle manipule de mille façons différentes et fait tournoyer tout autour de son corps, qui se tord comme autant d’images suggestives, de voyages, de découvertes, d’émerveillement.
Utopía est résolument un spectacle moderne; le flamenco est, certes, ancré dans ses racines, ses traditions, son histoire, toutefois il se colore d’effluves de ballet, de danse contemporaine et surtout d’une approche personnalisée du corps. María Pagés est connue pour pousser le genre au-delà de ses limites, osant toujours aller de l’avant tout en maîtrisant à la perfection les techniques de l’art du flamenco. Et cela est visible dans chacun de ses mouvements. De sa dextérité à manier avec fougue la «bata de cola», cette longue robe à traîne dans laquelle les pieds risqueraient de s’entortiller, à la virtuosité de ses «zapatéados», claquements de pieds distinctifs du flamenco, jusqu’à la liberté absolue qu’elle s’octroie à transgresser les règles du genre pour dessiner ses convictions. Et tous ses mouvements semblent porteurs d’un espoir humain, qui va du bout de ses doigts jusqu’à embraser son corps tout entier. María Pagés danse avant tout avec ses bras, tellement encensés pour leur «extraordinaire expressivité», leur capacité «à toucher
le ciel».
Rallongés par son hypnotique cambrure de dos et son buste en courbure, les bras ondulants de María Pagés ne cessent de moduler une kyrielle d’images, de faire entrevoir un rivage de possibilités, de créer une utopie. n
Nayla Rached